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LE LANGAGE

- Qu’est-ce qu’un langage ? Un système de communication et d’expression utilisant des signes différenciés. On dira aussi une langue. Ex : Les langues naturelles, le langage des signes des sourds-muets, le langage des fleurs, les langages informatiques, la signalisation routière...

Cette définition de ce qu’est un langage ou une langue ne doit pas en dissimuler une autre : celle qui concerne le langage comme tel.

- Qu’est-ce que le langage ? Le langage est la faculté qu’a un être ou une espèce de s’exprimer et de communiquer au moyen de signes différenciés. Pour parler dans une langue, il faut en avoir la capacité, la possibilité, la faculté : cette faculté, c’est le langage.

Ces deux définitions du langage, qui sont moins deux sens du mot langage que deux réalités distinctes désignées par le même mot, sont-elles sans rapport ? Non, elles sont liées, mises en relation, articulées par une troisième réalité : la parole.

- Qu’est-ce que la parole ? Parler, c’est dire quelque chose à quelqu’un. Or, dire quelque chose à quelqu’un, c’est bien en effet exprimer quelque chose et le communiquer en utilisant pour le faire une langue déterminée. La parole est donc bien d’une part la mise en Å“uvre du langage comme faculté d’expression et de communication et d’autre part précisément expression et communication de quelque chose dans une langue déterminée. En somme, parler suppose à la fois une langue et le langage comme ses deux conditions de possibilité.


Mais, si la parole, le langage et les langues sont ainsi liés, est-ce que cela signifie que partout où on peut observer l’utilisation de langues ou de langages, il y a aussi de la parole et le langage compris comme faculté d’expression et de communication ? Suffit-il même de constater de la communication qui utilise des signes, donc un langage, entre des êtres pour avoir la certitude que ces êtres parlent, donc qu’ils sont doués de la faculté de s’exprimer et de communiquer ?

De deux choses l’une : ou bien il y a parole et donc langage (compris comme faculté) partout où se rencontre des langues et donc de l’expression et de la communication ou bien ce n’est pas le cas et donc il faut dissocier l’utilisation d’une langue et la parole. Or, ces deux thèses paraissent aussi peu valables l’une que l’autre : dire qu’il y a de la parole là où il y a de la communication reviendrait à prêter aux ordinateurs ou à nos organes lorsqu’ils nous font souffrir la faculté du langage ! Mais dire qu’il n’est pas nécessaire de pouvoir parler pour communiquer n’est pas moins surprenant : comment échanger des informations si on n’en a pas la faculté ?

D’où ces questions : parmi tous les êtres qui communiquent entre eux par des signes, qu’il s’agisse des hommes, des animaux ou même de plantes ou de machines, comme des ordinateurs par exemple, quels sont ceux qui parlent authentiquement, quels sont ceux qui sont doués du langage ? Qui parle ? Quels sont les êtres dont on peut dire qu’ils possèdent réellement la faculté de s’exprimer et de communiquer ? Et selon quels critères peut-on les distinguer des autres ? De quoi dépend la parole et donc le langage ? Et, si tous les êtres qui communiquent par des signes ne parlent en réalité pas, alors qu’est-ce qu’ils font ?

Mais, si la parole, le langage et les langues sont liés de telle sorte qu’il suffit d’être doué du langage pour pouvoir parler, à savoir dire quelque chose à quelqu’un, est-ce que cela signifie qu’il suffit de pouvoir parler pour le faire ? Non : encore faut-il avoir quelque chose à dire ! Qu’est-ce que cela signifie sinon que la parole nous met en relation non seulement avec une langue et le langage comme faculté, mais aussi avec ce que la parole exprime. Mais qu’est-ce que c’est ? Parler, c’est dire quoi ? Qu’est-ce parler veut dire ? Qu’est-ce que la parole exprime ? Que désignent les signes utilisés dans la parole ? Et, le pouvoir expressif de la parole est-il sans limite ? Est-ce qu’on peut tout dire ?

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I ) QUI PARLE ?

Se demander qui parle, c’est se demander si là où on peut constater la présence d’un langage ou celle d’une communication entre des êtres, il faut soutenir que ces êtres sont doués de la parole et donc du langage comme faculté.

Si la question se pose, c’est parce que si on peut et doit soutenir que la parole suppose à la fois une langue et le langage, le contraire n’est pas toujours vrai puisque par exemple des machines peuvent communiquer sans qu’elles se parlent, c’est-à-dire sans qu’elles soient douées du langage. Mais par ailleurs comment savoir si un être est doué de langage, et donc qu’il parle, sinon en observant ses communications ! Puisqu’on ne peut pas avoir de saisie directe de la faculté de s’exprimer et de communiquer d’un être ou d’une espèce, on ne peut affirmer qu’elle est présente qu’en observant ses manifestations, c’est-à-dire des messages entre des êtres. Or, et c’est bien le problème, rien ne paraît distinguer un message qui n’est pas une parole d’une authentique parole !

L’enjeu de cette question est, entre autre, de s’interroger sur l’idée courante selon laquelle les animaux parlent. Cette idée repose sur l’observation de messages échangés entre animaux. Mais, précisément, c’est ce qui est ici en question : observer la présence de communication entre des êtres implique-t-il qu’on doive leur accorder la parole ?

Mais attention : il ne faudrait pas croire que tout est déjà joué et donc que tout ce qui suit est destiné à assurer l’homme du monopole de la parole.

Pour pouvoir y répondre, encore faut-il en bien comprendre les termes.

Langage, langues et parole.

Il s’agit ici de préciser le sens des termes en jeu ainsi que leurs relations.

1 ) Qu’est-ce qu’un langage ?

On a vu qu’il faut distinguer le langage des langages ou langues : le langage comme tel est une faculté : celle de s’exprimer et de communiquer, faculté sans laquelle la parole serait impossible. Cette faculté est l’objet d’étude de diverses sciences : psychologie, humaine et animale, neurologie, (étude des aphasies qui sont ou bien liées à l’absence d’apprentissage de la langue ou à des traumatismes psychiques ou bien à des lésions neurologiques), sciences cognitives, mais aussi du point de vue de sa formation, de la paléontologie (Science des êtres vivants ayant existé au cours des temps géologiques fondée sur l’étude des fossiles.)

Les langages ou langues sont des systèmes de signes différenciés qui permettent l’expression et la communication d’informations, de messages.

Mais qu’est-ce qu’un signe ?

La définition d’un signe en général est déterminée par sa double fonction d’exprimer et de communiquer : pour exprimer, il doit rendre présent sous une forme quelconque quelque chose qui n’est pas présent ou pas perçu comme tel et pour communiquer, il doit pouvoir être perçu et identifié comme signe.

Un signe donc est d’une manière générale une chose, un objet, un être, peu importe quoi pourvu que cela soit sensible, c’est-à-dire susceptible d’affecter nos sens, qui exprime, représente ou seulement indique autre chose, et cette fois peu importe quoi, sans aucune restriction. Il est donc une réalité sensible qui en signale une autre, qui n’est que pour en indiquer une autre, dont la fonction est d’en signaler une autre. Il établit donc une relation.

Toutes les réalités qui répondent à cette définition peuvent ou doivent être considérées comme des éléments, qui avec d’autres dont ils se distinguent, composent des langues ou langages. A savoir : les langues naturelles auxquelles on réserve le mot langue par opposition au langage (elles doivent cette différence terminologique à ce qu’elles supposent spécifiquement le langage comme faculté.), ainsi que tous systèmes de signes différenciés : langages informatiques, des signes, signalisation routière, des fleurs, le morse, les signaux de fumée, les codes vestimentaires, les blasons... On peut en fait se demander s’il existe des réalités qui échappent totalement au statut de signe...

Rq : Cet ensemble est l’objet d’une science spécifique, non encore totalement constituée : la sémiologie, c’est-à-dire la science des signes, au sein de laquelle figure à titre de partie une science constituée qui s’occupe spécifiquement des langues naturelles, c’est-à-dire des langues humaines : la linguistique, fondée par de Saussure au début du siècle dans le Cours de linguistique générale, paru en 1916, soit 3 ans après sa mort. C’est d’ailleurs à lui que l’on doit les distinctions entre langue, langage et parole ainsi que l’idée de la sémiologie.

Mais, on le comprend, une pareille extension pour les signes et les langages renvoie à une diversité qualitative et à une multiplicité quantitative telles qu’il est nécessaire de procéder à des distinctions, à une typologie des signes et donc des langages. En voici quelques-uns uns.

- L’indice : signe naturel dont la présence indique la présence d’autre chose qui est passé ou qui est présent, mais qui n’est pas directement perçu ou qui n’est pas de l’ordre du perceptible. C’est par exemple la fumée comme l’indice du feu, la fièvre comme indique d’une attaque virale (et d’une manière générale ce qu’on appelle les signes cliniques ou symptômes qui font l’objet d’une lecture médicale qu’on appelle le diagnostic : voir ou lire à travers, définie par ce qu’on appelle la sémiologie médicale), les cendres qui indique à S. Holmes qu’elle est la marque du cigare, etc. ... La lecture de ce type de signe repose sur le principe de causalité : le signe est un des effets visibles de quelque chose qui en est la cause et qu’on identifie par lui. Ce qui comporte toujours un risque d’erreur qui fait de toute lecture de signes naturels un art délicat...

- Le signal : signe naturel ou conventionnel qui déclenche un comportement et qui est destiné à cela, comme un feu rouge, un ordre donné à l’armée ou la sonnerie à la fin du cours. La lecture consiste en un comportement adapté au signal émis, en une réaction déterminée, le plus souvent apprise, acquise par apprentissage. Un signal n’est en effet pas un stimulus auquel on répond de manière réflexe.

- Le symbole : signe qui indique une chose par analogie ou par métaphore avec elle, comme c’est le cas des symboles de la justice par exemple. Le rapport entre le symbole et ce qu’il symbolise n’est pas naturel, mais conventionnel ou culturel. La lecture des symboles suppose donc une certaine connaissance des repères culturels en cours là où il est employé. Sans la connaissance de cet arrière-fond culturel, la lecture des symboles est impossible ou difficile.

- Les signes linguistiques : le mot signe est donc nom du genre et de l’espèce la plus éminente des signes. Il s’agit des signes qui composent les langues naturelles ou humaines. Les signes linguistiques entretiennent avec ce qu’ils signifient, indiquent un rapport conventionnel. Le rapport est institué et reconduit ou modifié par le groupe social qui en fait usage en parlant. Ce qui signifie qu’il n’existe aucune relation intrinsèque entre les signes linguistiques et ce qu’ils indiquent, que le lien entre le signe et ce qu’il indique est arbitraire : il aurait pu être autre.

(Cf : Saussure, Le cours de linguistique générale : l’idée de sÅ“ur n’est liée par aucun rapport avec la suite de sons qui composent le mot sÅ“ur. La preuve en est les différentes langues humaines : si un lien naturel par exemple existait entre les sons des mots et ce qu’ils désignent, il n’y aurait qu’une seule langue humaine. Mais que les signes aient un sens institué, conventionnel, cela signifie aussi que les individus n’ont pas le loisir de prendre un mot pour un autre : ce ne sont pas les individus qui décident, mais le groupe, les usages collectifs, l’adoption collective des signes et de leurs sens, y compris de leur glissement, leur métamorphose. Avec justesse, Saussure suggère de ne pas dire arbitraire, mais immotivé : il n’y a aucune raison ou motivation pour que tel signe signifie ceci plutôt que cela, mais c’est ainsi pourtant. La lecture des signes de cette nature suppose la connaissance du sens des signes, c’est-à-dire un apprentissage ignoré et rapide avec la langue maternelle, long, volontaire et souvent difficile avec les autres langues. La pluralité des groupes sociaux explique la pluralité des langues.)

2 ) Tous les langages sont-ils parlés ?

Ces définitions des langues ou langages et des signes permettent de comprendre que toutes les langues ne sont pas parlées, et donc ne supposent pas le langage comme faculté. C’est du reste pour cette raison que la question de savoir si tous les êtres qui communiquent au moyen d’un langage parlent.

En effet, il apparaît que certaines langues ne sont pas parlées mais utilisées par nous pour exprimer quelque chose et le communiquer mais en dehors de toute verbalisation, comme toutes les langues symboliques (envoi de fleurs, code vestimentaire) ou les codes de signaux (signalisation routière). Ces langages peuvent être conçus et interprétés dans les langues naturelles, mais elles ne sont pas parlées comme telles puisque c’est impossible.

Rq : Il faut distinguer la parole de la seule phonétisation, de l’utilisation de la voix : les sourds-muets parlent sans phonétiser en ce qu’ils disent bien quelque chose à quelqu’un. Ce qu’on appelle le langage des signes est donc une langue parlée.

Mais, il y a plus : on peut détecter la présence de langues comme telles en dehors même d’une quelconque intention expressive et communicationnelle, c’est-à-dire sans qu’un être décide par des signes de dire quelque chose, y compris sans parler. C’est le cas par exemple des langages "naturels" que sont les indices : ils ne sont des signes que par un être qui sait qu’ils sont les effets de telles ou telles causes. Par exemple, la lecture des symptômes cliniques, celle de la gestuelle de quelqu’un comme expression de ses états intérieurs. Dans tous ces cas, on a affaire à des signes expressifs et lisibles, différenciés et porteurs d’une signification en dehors de toute intention expressive et communicationnelle.

Rien ne parle : on fait parler des choses après avoir compris qu’elles ne sont pas que des choses, mais des signes en tant qu’elles sont les effets visibles qui accompagnent toujours et spécifiquement certains événements qui en sont la cause. Comme les boutons qui révèlent la rougeole. C’est en cela que consiste interpréter : transformer en signes, plus exactement en indices, des réalités qui n’en sont pas immédiatement. Ce qui vaut aussi avec les discours qu’on peut tenir pour des indices de choses qu’ils ne disent pas ou qu’ils disent malgré eux.

Mais, on peut aller encore plus loin en éliminant toute subjectivité : entre deux ordinateurs, il peut y avoir de la communication qui utilise un langage commun dans lequel l’information est codée par l’émetteur et interprétée par le récepteur sans que cela ne suppose une intention expressive de la part du récepteur et une intention interprétative de la part du récepteur.

C’est pourquoi on peut légitimement se demander à quelles conditions un langage n’est pas qu’un moyen d’expression et de communication, mais aussi un ensemble de signes avec lesquels quelqu’un s’exprime et communique, c’est-à-dire parle. Ce qui revient à se demander quels sont parmi tous les êtres qui expriment et communiquent par signes ceux qui parlent, et pourquoi ? Question qui concerne exemplairement le cas des animaux.

Disons le donc nettement : l’expression par signes et la communication qu’on peut observer chez les animaux manifestent-elles la présence d’une parole au sens strict et donc celle du langage comme faculté d’expression et de communication ?

Encore faut-il préciser et illustrer ce que l’on entend par observation de langages animaux, c’est-à-dire d’expression et de communication chez les animaux. Des exemples :

- Chez les animaux sociaux qui ont des prédateurs, le plus souvent, certains individus ont pour tâche de guetter et d’alerter le groupe, par des cris par exemple, en cas de danger. Les cris d’alerte sont parfois très fortement différenciés selon la nature du danger ou la direction d’où il surgit. Ainsi certains singes arboricoles ont-ils un cri pour signaler un danger qui vient du sol, un autre pour ceux qui viennent des arbres et un dernier pour ceux qui viennent du ciel. On comprend que cela permette de savoir dans quelle direction il faut fuir.

On connaît par ailleurs l’existence de signes de reconnaissance entre parents et petits ou mâles et femelles ou de signes sociaux indiquant la soumission ou la domination, c’est-à-dire des positions sociales précises, qu’il s’agisse de cris divers, d’odeurs, de gestes, de postures, de phéromones ...

- Un exemple fameux : celui de la danse des abeilles décrites par Karl von Frisch dans Vie et moeurs des abeilles, (1960). Les danses des abeilles butineuses qui ont découvert un gisement de pollen permettent d’indiquer à celles qui ne le connaissent pas où il se trouve, c’est-à-dire, et de manière précise, dans quelle direction et à quelle distance par rapport à la position du soleil il est situé. Des expériences faites par Frisch indiquent par ailleurs qu’elles ne peuvent pas donner certaines informations, comme par exemple la hauteur du gisement relativement au sol. Mais on a affaire là à un système d’expression et de communication très riche et très sophistiqué.

Mais la diversité des langages, leur raffinement, leur complexité, leur efficacité suffisent-ils pour pouvoir soutenir que les animaux parlent ? Est-ce parce qu’ils communiquent qu’ils parlent ? On sait que ce n’est pas suffisant pour l’affirmer.

On s’en convaincra en songeant que parler ainsi de communication et d’expression spécifique aux animaux est déjà une erreur en cela que presque tous les moyens d’expression et de communication rencontrées chez les animaux sont présents chez l’homme et même chez des plantes ! Pour les hommes, ce n’est guère surprenant puisque nous sommes aussi des animaux.

Mais, du coup, on comprend :

D’une part qu’on ne peut vraiment pas imputer le langage et la parole aux animaux au seul prétexte qu’ils expriment et communiquent quelque chose puisque lorsque nous en faisons autant par les moyens qu’on rencontre chez eux, on ne dit pas que nous parlons. Manifester notre état de santé ou notre désir sexuel à quelqu’un par nos phéromones ou nos mimiques et nos gestes ou l’éclat de nos yeux n’est pas lui parler. D’autre part que puisqu’il faut faire la différence entre l’expression et la communication qui relève de la parole et celles qui n’en relève pas, il nous faut donc trouver ce qui les distingue et donc les conditions sans lesquelles la parole ne serait pas possible.

B ) A quelles conditions y a-t-il parole et donc langage ?

S’il ne suffit pas, pour qu’il y ait parole et langage, qu’on constate l’existence d’une langue et de communication, cela signifie que ce qui importe, ce n’est donc ni cette langue, ni même la communication, mais bien plutôt ce qui est ici négligé : l’expression, c’est-à-dire l’usage dans un but expressif qui est fait de la langue par celui qui la parle. La parole se détecterait à la manière avec laquelle on s’en sert. Or, de ce point de vue, il apparaît que nous avons jusqu’ici tenu pour indifférent de dire "exprimer" ou "s’exprimer", alors que ces deux verbes n’ont pas le même sens ici : c’est un signe qui exprime quelque chose, c’est un être qui s’exprime, comme l’indique la forme réfléchie du verbe. Or, le langage comme faculté est faculté de s’exprimer et de communiquer, tandis que le langage comme langue est système de signes qui expriment quelque chose en vue de le communiquer.

1 ) Exprimer et s’exprimer.

Celui qui parle, qui s’exprime dit quelque chose à quelqu’un, au lieu que ce qui parle, ce qui exprime quelque chose, c’est ce qui n’est dit par personne mais qui indique tout de même quelque chose. Toute la différence entre parler et ne pas parler tient donc au caractère intentionnel, délibéré, volontaire pourrait-on dire de l’expression, caractère qui n’apparaît pas lorsque les signes parlent d’eux-mêmes, c’est-à-dire en fait lorsque ce qu’ils disent, on l’apprend en les faisant parler.

Exprimer quelque chose et s’exprimer au sujet de quelque chose. Un signe exprime quelque chose, quelqu’un s’exprime au sujet de quelque chose.

Exprimer en effet, c’est pour un signe quelconque indiquer quelque chose, faire connaître la présence de quelque chose à quelqu’un. Exprimer ne suppose pour être possible aucune intention expressive de la part d’un être : on peut très bien exprimer quelque chose sans le vouloir, sans en avoir l’intention, malgré soi et même sans le savoir.

C’est ainsi que l’on peut dire de telle ou telle mimique qu’elle exprime tel ou tel sentiment, telle ou telle émotion : celui qui exprime ainsi ses sentiments et ses émotions n’en a rien décidé. On pourrait dire que ce n’est pas lui qui s’exprime, mais ses états qui se manifestent d’eux-mêmes et malgré lui. Il n’y a là rien d’intentionnel, de volontaire, il n’y a même aucune activité, mais au contraire passivité de celui qui malgré lui exprime quelque chose, sans rien dire.

Dire que le visage ou l’expression de telle personne exprime telle ou telle émotion, cela ne signifie pas qu’elle s’exprime, mais que son état intérieur se manifeste, se révèle par une expression que l’on peut interpréter comme l’effet de telle ou telle émotion. On est ici du côté des signes compris comme indices, c’est-à-dire donc comme effets visibles, manifestes de choses qui en sont les causes invisibles. Mais si le principe de causalité est ici ce qui vaut, on ne peut pas dire qu’il y ait expression de quelque chose par quelqu’un, que quelqu’un s’exprime au sujet de quelque chose.

Rq : Ce qui est vrai même si on peut par ailleurs soutenir qu’il entre une part de convention dans les expressions physiques de certaines émotions.

A l’inverse, s’exprimer au sujet de quelque chose, c’est dire quelque chose avec l’intention de le faire et grâce à cette intention : ce n’est pas une réaction, l’effet d’un affect, c’est l’activité délibérée d’un être qui contrôle ses propos, les maîtrise, et maîtrise ce qu’il dit. Cela n’a rien à voir avec une réaction ou la causalité qui expliquerait que telle émotion provoque telle manifestation. Celui qui s’exprime est l’auteur de son discours, ce qui suppose une distance à l’égard de soi, de ce qu’on éprouve et même à l’égard de l’objet, de la chose dont on parle.

Rq : on peut toujours discuter la maîtrise complète de son discours : on est parlé autant que l’on parle. On peut dire des choses qui expriment malgré nous des phénomènes sociaux, psychiques, idéologiques, ...

Dans l’exprimer, on a que deux éléments : le signe et sa cause signifiée, dans le s’exprimer, on en a trois : le signe, le locuteur et l’objet signifié par le signe choisi par le locuteur.

Exemple de différence entre exprimer et s’exprimer : entre crier de douleur et dire qu’on a mal quelque part, il y a toute la différence entre la pure expression presque mécanique de quelque chose et le fait de s’exprimer au sujet de quelque chose. Autre exemple : un lapsus exprime quelque chose que je n’exprime pas comme tel, que je ne voulais pas exprimer même. S’exprimer suppose une maîtrise de l’expression que je n’ai plus lorsque je fais un lapsus. Or, il exprime quelque chose de moi, de mes désirs inconscients.

C’est pourquoi on peut dire que là où il n’y a que l’expression de quelque chose, il n’y a pas de parole, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’affect... Et qu’il n’y a de parole que là où il y a un s’exprimer au sujet de quelque chose, c’est-à-dire là où il y a quelqu’un qui parle.

Tout cela pour dire qu’il n’y a parole et donc langage que là où au lieu d’un signe qui exprime quelque chose, c’est quelqu’un qui s’exprime au sujet de quelque chose. Qu’est-ce que cela change de le savoir ? Qu’est-ce qui caractérise un quelqu’un qui parle par opposition à un quelque chose qui ne parle pas mais qui simplement exprime quelque chose, puisque nous qui parlons nous pouvons aussi n’être que dans l’exprimer et non pas en train de nous exprimer ?

A quelles conditions peut-on dire que l’expression de quelque chose est de l’ordre de l’expression par quelqu’un de quelque chose ? Que faut-il pour s’exprimer ? A quelles conditions s’exprime-t-on ? A quelles conditions peut-on dire qu’un être exprime intentionnellement quelque chose, le fait de manière volontaire, délibérée et maîtrisée et non pas passive, réactive, non intentionnelle ? Qu’est-ce que l’expression volontaire requiert sinon la conscience et la pensée ?

2 ) La pensée comme condition du langage.

C’est la pensée, la conscience qui est la condition sans laquelle il ne serait pas possible de s’exprimer. Elle est par conséquent le condition sans laquelle ni la parole, ni le langage ne seraient possible. Il y a donc solidarité entre conscience ou pensée et langage.

Telle est la thèse que Descartes soutient dans une lettre au Maquis de Newcastle du 23 novembre 1646.

" Enfin, il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puissent assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, exceptées les paroles, ou autres signes, faits à propos de ce qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison ; et j’ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu’elle la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions ; à savoir, ce sera un mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu’elle l’a dit ; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, chevaux et aux singes ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans pensée. Or, il est, ce me semble, fort remarquable que la parole étant ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul. Car bien que Montaigne et Charron aient dit qu’il y a plus de différence d’homme à homme, que d’homme à bête, il ne s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions, et il n’y a point d’homme si imparfait qu’il n’en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument, pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu’elles n’ont pas de pensées, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut pas dire qu’elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient." Descartes.

Commentaire du texte.

1- Son point de départ est comme l’inverse du nôtre : il ne se demande pas à quelles conditions la parole est possible, mais à quoi tient la certitude selon laquelle les autres ne sont pas que des corps, des machines, mais qu’ils pensent.

Or, rien en dehors de la parole ne pourrait nous permettre de savoir de manière certaine que les autres ont une âme parce que les paroles expriment des pensées ou idées qui se trouvent en elle, qui ne peuvent être conçues et partant exprimées que par elle.

Mais, pour éviter toute confusion, Descartes précise d’une part que la parole peut être remplacée par des signes et d’autre part qu’il faut ajouter à la présence de la parole deux conditions : qu’elle soit à propos et qu’elle ne soit pas l’effet des passions.

La suite du texte consiste d’abord en une explicitation de cette substitution et de ces deux conditions.

- Si on peut remplacer la parole par des signes, c’est pour ne pas oublier les muets qui utilisent le langage des signes précisément. On comprend que par parole, Descartes n’entend que la phonétisation et non pas l’expression de quelque chose à quelqu’un comme tel. On ne peut en effet pas déduire à l’absence de pensée de l’absence de phonétisation. D’autant que les muets s’expriment eux aussi.

- Si la parole doit être à propos de ce qui se présente, c’est pour ne pas prêter la pensée à des êtres qui n’en ont pas besoin pour dire ce qu’ils disent ou semblent dire. Parler à propos, c’est s’exprimer non pas de manière mécanique, mais en rapport avec le contexte du discours. Des propos sans rapport avec le contexte dans lequel ils sont prononcés ne peuvent pas être ceux d’un être qui pense. Descartes parle des perroquets, on pourrait parler des machines qui semblent nous parler mais qui le font comme des perroquets. (On s’étonnera donc pas que Descartes soutienne que les animaux sont des machines.) Remarquons que pour les fous, Descartes soutient qu’ils sont privés de la raison, mais non de la faculté de s’exprimer à propos de ce qui se présente : ils ne disent rien de raisonnable, mais au moins, ils parlent vraiment.

Mais, cette condition n’est pas suffisante : elle pourrait conduire à prêter la pensée à des êtres qui n’en disposent pas : les animaux dressés. C’est pourquoi Descartes ajoute encore une condition.

- Il ne faut pas que les signes soient liés à des passions, c’est-à-dire à des états à la fois physiques et psychiques qui par définition échappent au contrôle de celui qui en est la proie. Par passion, ici, il faut entende donc ce que nous appelons passion, mais aussi les émotions et même les sentiments.

Pourquoi ?

Parce que la passion est capable de nous forcer à exprimer des signes grâce auxquels nous la reconnaissons immédiatement : la joie se reconnaît aux cris qu’elle fait pousser.

Mais surtout parce qu’il apparaît que certains animaux, comme la pie dont parle Descartes, semblent capables de former des signes avec à propos. Nous parlerions de dressage pour expliquer ce phénomène. Or, précisément, sur quoi repose un dressage sinon les passions comme le dit Descartes : s’il est vrai qu’un dressage repose essentiellement sur la récompense et la punition, alors il repose sur l’espérance et la crainte qui sont deux passions. Et, par ce procédé, il est possible d’obtenir d’animaux des comportements qui semblent à propos, mais qui ne sont pourtant que l’effet de sollicitations étrangères à la situation telle qu’elle est vécue et interprétée par des êtres qui eux parlent. Par extension, on pourra songer à ce qui semble aussi être des paroles exprimées avec à propos par des machines qui sont conçues, c’est-à-dire programmées, pour nous assister ou nous répondre. Un distributeur automatique de billets, poli et diligent, ne nous parle pas plus qu’un animal dressé pour dire bonjour.

2- Dès lors Descartes peut conclure que seuls les hommes parlent. Ce qui constitue une réponse à notre question : parti de la question de savoir ce qui permet d’être sûr que les autres pensent comme nous, Descartes, parce qu’il soutient que seules leurs paroles peuvent nous en donner la certitude, est conduit à soutenir, comme en retour, que la parole au sens plein du terme ne se rencontrant que chez l’homme, il est donc le seul être qui parle.

Mais, Descartes ne va pas en rester là : il va proposer une série d’arguments, qui tous sont des réponses à des objections implicites, en faveur de cette thèse qui accorde conjointement à l’homme le monopole de la parole et de la pensée.

- C’est d’abord à Montaigne et à Charron qu’il répond : qu’entre les hommes, on observe plus de différence qu’entre certains hommes et des animaux ne permet pas de soutenir qu’il n’existe entre eux qu’une différence de degré : la parole et donc la pensée établit entre les hommes et les animaux une différence de nature, une différence irréductible. Entre eux, les animaux échangent bien des signes, mais ils n’expriment pas des idées, mais leurs passions, ce qui les exclut de la parole comme telle. On notera donc que Descartes ne nie pas du tout que les animaux communiquent entre eux, mais qu’ils communiquent ne signifie pas qu’ils parlent. Leur refuser la parole ne revient pas à nier l’évidence d’une communication entre les animaux d’une même espèce.

- En outre, les hommes incapables de phonétiser trouvent dans des gestes le moyen d’exprimer leurs pensées. Descartes tire de cette observation une idée fondamentale : on pourrait en effet objecter à Descartes que si les animaux ne parlent pas, ce n’est pas du tout parce qu’ils n’ont rien à dire, mais parce qu’ils n’ont pas les moyens physiques d’exprimer ce qu’ils pourraient dire, leurs pensées donc. Or, si les sourds et muets ont trouvé le moyen de dépasser ce handicap et de s’exprimer, c’est qu’on n’a pas besoin expressément des organes de la phonation pour parler : il suffit d’avoir quelque chose à dire, c’est-à-dire des pensées, pour se mettre à parler. Les organes de la phonation ne sont en rien des conditions nécessaires à l’expression : tout au plus la rendent-ils plus aisée. Ce sont donc nos pensées qui sont les conditions nécessaires et même suffisantes de la parole.

- Pour finir, Descartes répond à l’objection qui consiste à soutenir qu’il est après tout possible que les animaux parlent entre eux, mais d’une manière telle que : soit nous ne nous en apercevions pas, soit que nous n’y comprenons rien, faute de percer le code dans lequel ils s’expriment. On pourrait dire alors que la communication que nous observons entre eux et que nous prenons pour l’effet de leurs passions ne sont rien d’autre que des paroles obscures pour nous, claires pour eux. A quoi Descartes répond que ce n’est pas possible dans la mesure où cela impliquerait une totale absence de relation entre les espèces. Or, il y a des échanges entre elles : nos animaux domestiques nous témoignent de leurs sentiments à notre égard. S’ils nous expriment leur passion, rien ne permet de penser qu’ils ne nous exprimeraient pas aussi leurs pensées, s’ils en avaient comme le dit Descartes. A quoi on pourrait ajouter qu’il serait d’autant plus probable que nos animaux cherchent à nous communiquer leurs pensées s’ils en avaient, qu’il nous arrive à nous de parler aux animaux comme s’ils pouvaient nous comprendre.

3- La thèse de Descartes est donc que seuls les hommes parlent parce que seuls ils ont des pensées, ce qui permet d’être sûr qu’ils ont une âme ou, ce qui revient au même, qu’avoir un esprit implique qu’on a des pensées et qu’avoir des pensées implique qu’on les dise dans une parole. On peut en effet conclure à l’existence de pensées, et donc d’une âme, à partir de la présence de paroles (comme on passe de l’observation de l’effet à l’affirmation de la présence de sa cause ou, pour le dire en d’autres termes, comme on passe de l’indice à ce qu’il indique, la parole étant ici l’indice de l’existence de pensées qui à leur tour signalent une âme), tout comme on peut soutenir qu’il faut penser (avoir un esprit et penser à quelque chose) pour pouvoir parler au sens strict du terme.

Rq : Observons en effet que Descartes utilise le mot "pensées", au sens d’idées singulières. Or, le mot "pensées" en ce sens se distingue du mot "pensée" au sens de conscience, d’esprit ou d’âme. Cette distinction implique qu’il ne soutient donc pas à proprement parler qu’il faut avoir une pensée, c’est-à-dire ici une conscience, un esprit ou une âme pour parler, mais il soutient de manière plus précise que pour parler, il faut avoir des pensées, des idées parce que nos paroles n’expriment en effet pas notre esprit, notre conscience ou notre âme (cela n’aurait aucun sens), mais les idées que nous avons à l’esprit. On dira sans doute qu’il faut bien avoir une conscience pour avoir des pensées, et même, que Descartes le dit presque en ces termes au début du texte. Certes, mais, comme il l’exprime aussi, on va des paroles aux pensées et des pensées à l’âme qui les a et non des paroles à l’âme immédiatement. L’âme est la condition de possibilité des pensées et donc aussi, mais indirectement, de nos paroles.

Mais, n’est-ce pas là une réponse aux questions de savoir qui parle et quelles sont les conditions de la parole ? La parole suppose des pensées qui elles-mêmes supposent une âme ou une conscience de sorte que ne parlent que les êtres qui ont une conscience, ce qu’on peut remarquer à cela qu’ils parlent précisément !

La parole ne peut en effet que supposer des pensées puisque ce sont bien des pensées qui sont dites lorsqu’on parle. De même, elle doit supposer la conscience dans la mesure même où les caractéristiques qu’on prête à la conscience se rencontrent aussi en ce qui concerne la parole : une activité maîtrisée, intentionnelle et réflexive qui forment des représentations, des idées.

Rq : D’un point de vue génétique, on retrouve une thèse voisine chez Nietzsche : la conscience est historiquement ou du point de vue de l’évolution, le résultat de la nécessité de prendre conscience de ses besoins afin de pouvoir les dire aux autres dont on attend de l’aide. En somme, il y aurait toute une série de conditionnement : la vie sociale, la nécessité pour survivre de communiquer ses besoins et demander de l’aide, la nécessaire prise de conscience de soi et de ses besoins pour pouvoir les dire et les communiquer.

Mais, il faut remarquer que cette thèse, qu’il soutient alors qu’il n’est pas encore en possession de toute sa pensée, renvoie à un motif génétique qu’il condamnera ensuite comme purement mécanique : il refusera en effet de penser l’origine de quelque chose par sa fonction, par la nécessité de voir une certaine fonction remplie. De ce point de vue, la biologie ignore encore tout le profit qu’elle pourrait tirer de l’idée selon laquelle l’origine d’une chose n’est pas de l’ordre d’une finalité cachée ou virtuelle, pas plus que du hasard, mais d’une volonté de puissance qui pose des fins.

Ceci dit, le mot "pensées", au sens d’idées, n’est pas sans ambiguïté : qu’est-ce au juste qu’une pensée ? On a vu qu’il faut écarter de l’ensemble des pensées tout ce qui relève de la vie affective : les passions, les sentiments, les émotions, ... mais une perception, une image, un souvenir sont-ils des pensées au même titre qu’une idée comme l’idée de triangle par exemple ? Descartes le soutient par exemple dans les Méditations métaphysiques. Ce qui n’est pas sans conséquence : si par pensée, on entend tout cela, alors, puisqu’après tout les animaux ont eux aussi des perceptions, des souvenirs et pourquoi pas des représentations sous forme d’images, notre thèse qui consiste à réserver la parole et la pensée aux hommes ne tient plus. Une élucidation des rapports entre la pensée ou les pensées et la parole s’impose donc. Nous y reviendrons plus tard, parce que dans l’immédiat, cette thèse qui consiste à dire que la pensée ou la conscience sont les conditions du langage et donc de la parole n’est pas totalement satisfaisante dans la mesure où cela rend incompréhensible ce qui se passe exactement entre les êtres qui ne peuvent pas parler mais qui expriment et communiquent.

3 ) Alors, que font ceux qui communiquent sans parler ?

Comment penser la communication entre des êtres dont on ne peut pas dire qu’ils parlent, qu’ils sont doués du langage, encore qu’ils ne soient pas dépourvus d’affects ? Que font les êtres qui expriment et communiquent des informations ?

Mais, précisément : quelles informations ?

Les communications entre les animaux sont tournées vers la survie du groupe et son organisation sociale, elle-même le plus souvent en rapport avec la pérennité du groupe et la transmission génétique de certains caractères. Les messages n’existent donc que parce qu’ils sont utiles à la survie, non pas tant la sienne propre que celle du groupe.

Ce qui signifie que les messages émis par un individu n’ont pas de réponse sous la forme d’un autre message qui utiliserait le même code, mais déclenche un comportement adapté à la situation indiquée par le message. Les messages commandent donc des comportements. Or, tous les messages qui ont cette caractéristique sont des messages qui utilisent des signaux, des codes de signaux. Un code de signaux n’est donc finalement rien d’autre qu’un ensemble de stimulations différenciées qui déclenchent chacune un comportement spécifique. Ce qui signifie que l’on peut analyser les communications animales comme une série ou un enchaînement de stimulations : un fait, interne ou externe, comme un danger perçu ou le désir sexuel ou la faim, déclenche l’émission d’un message sous une forme quelconque. Ce message une fois perçu déclenchera à son tour un comportement déterminé correspondant au contenu du message. ( Schéma béhavioriste strict, mais valable seulement pour les animaux qui sont dans l’exprimer et non dans le s’exprimer )

On peut dire que les signes sont des indices par rapport à ce qui les provoque et des signaux par rapport à ce qu’ils provoquent.

On peut ainsi comprendre qu’il n’y a pas de parole, ni donc de langage quoi qu’il y ait ici expression et communication. Mais l’expression est passive, provoquée de telle manière que l’on peut soutenir qu’elle est non pas expression de quelque chose par quelqu’un, mais expression passive de quelque chose.

Ils ne sont en effet pas possibles sans stimulations internes ou externes : leurs émissions sont elles-mêmes déclenchées : il peut y avoir des erreurs de la part des animaux, mais il n’y a pas de mensonge, de canular, de jeux, autant de choses qui seraient l’indice infaillible d’une expression maîtrisée de quelque chose. Le mensonge est en effet le propre de l’être qui réellement s’exprime : pour pouvoir dire autre chose que ce que l’on sait ou croit être la vérité, il faut avoir la maîtrise de son discours, donc s’exprimer authentiquement.

Rq : On peut ainsi faire du mensonge non pas la condition même de la parole, mais le propre des êtres qui authentiquement parlent, le critère qui les distingue des autres.

Il n’y a entre celui qui émet le message et son message aucune distance : il ne dit pas quelque chose, il est lui-même un signe, compris à la fois comme l’indice de la présence de quelque chose en lui ou en dehors de lui et comme ce qui commande un comportement.

On pourrait du coup aller jusqu’à dire que les membres d’un groupe sont comme les éléments d’un tout, d’un corps (le corps social) entre lesquels il existe des échanges du type de ceux qui existent au sein d’un corps : nerveux, hormonaux, mécaniques...

Tout cela signifie qu’il est tout à fait possible de soutenir que des êtres expriment des choses et les communiquent à d’autres sans supposer pour autant qu’ils parlent, c’est-à-dire qu’ils possèdent le langage comme faculté donc la pensée, puisque la pensée est bien la condition de la parole et du langage.

Mais compte tenu de ce que nous avons dit, cela signifie aussi que la distinction qui vaut n’est pas tant celle qui oppose les êtres qui parlent de ceux qui ne parlent pas que celle qui oppose les formes d’expression qui exigent explicitement la pensée et donc qui sont des paroles des autres formes d’expression et de communication. Pour le dire autrement : dire que la pensée est la condition de la parole, cela signifie que partout où il y a expression de quelque chose et communication, mais pas de pensée, il n’y a pas de parole, y compris lorsque ce sont des hommes qui communiquent.

Or, ce qui est remarquable, c’est que les hommes utilisent aussi des codes de signaux : signalisation routière ou ordre militaire, dans des circonstances où la survie est en jeu !

Les raisons pour lesquelles nous excluons les animaux du langage impliquent d’en faire autant avec les hommes dans les circonstances dans lesquelles ils leur ressemblent.


On objectera qu’on a appris à certains singes (des bonobos notamment) le langage des signes ou d’autres langages et qu’il semble qu’on peut avoir avec eux des sortes de conversation, qu’ils semblent même capables de construire sinon des phrases, du moins de nouveaux mots par combinaisons de ceux qu’ils ont appris.

Que répondre à cela ?

D’abord qu’en effet tout cela est troublant, extrêmement troublant : raison de plus d’y regarder à deux fois...

Ce qui apparaît d’emblée, c’est qu’en effet les singes expriment quelque chose avec à propos, ou comme le dit Descartes, à propos de ce qui se présente. Mais, cela ne suffit pas pour leur attribuer la faculté de parler ou de penser, puisque c’est au fond la même chose, parce que toujours comme le dit Descartes, cela pourrait être l’effet d’une passion, c’est-à-dire d’un dressage par lequel on obtiendrait quelque chose qui ressemble à l’expression sans en être.

Or, il se trouve que c’est précisément la conclusion de scientifiques qui ont épluché les comptes-rendus de ceux qui ont appris aux singes "à parler" ! Sans le vouloir et sans le savoir, l’apprentissage n’aurait été qu’un conditionnement, un dressage ! Après tout, on a bien réussi des conditionnements très subtils avec d’autres animaux, pourquoi pas celui-là avec des singes ?

Mais ce n’est pas tout, et même, ce n’est pas l’essentiel. Deux remarques extrêmement simples peuvent mettre fin au trouble. D’une part, on devrait s’étonner qu’on ait à apprendre à des singes à parler s’ils en sont capables ! On pourrait même trouver très malhonnête le procédé : apprendre quelque chose à quelqu’un pour prouver qu’il le savait déjà n’est pas très honnête. Ce qui veut dire que s’ils pouvaient parler, ils le feraient sans qu’on ait à leur apprendre à le faire. D’autre part, on s’aperçoit qu’en fait de parole, les singes en question utilisent des noms propres et non des noms communs, même lorsqu’ils semblent employer des noms communs dans la mesure où toujours on leur fait associer des signes à des choses singulières ou à des images singulières de choses ressemblantes. Qu’est-ce que cela signifie ? Que les singes en question ne parlent pas parce que parler, c’est employer des termes abstraits, c’est-à-dire des noms communs qui expriment des idées qu’ils n’ont donc pas puisqu’ils ignorent les noms communs comme tels. Ils ne parlent pas, ils associent entre elles des choses : d’un côté des choses indiquées, de l’autre ce que nous tenons pour des signes.

- 

II ) QU’EST-CE QUE PARLER VEUT DIRE ?

Dire que la pensée est la condition de possibilité du langage et partant de la parole n’éclaire guère les relations entre pensée et langage ou entre pensée et parole. En effet, soutenir que la parole et donc le langage comme faculté supposent la pensée ou la conscience ne dit pas en quoi consiste au juste les rapports entre la pensée et la parole, non plus logiquement ou en terme de condition de possibilité, mais effectivement. On ne sait pas encore non plus ce que la parole exprime de nos pensées, ni comment elle le fait et enfin si elle peut tout exprimer.

C’est à toutes ces questions qu’il nous faut à présente répondre. Quels sont les rapports entre la pensée et la parole ?

Puisqu’il faut penser pour pouvoir parler, on peut apparemment en conclure que la pensée précède la parole et donc qu’elle se sert de la parole essentiellement pour se faire connaître. Il semble donc qu’il existe une antériorité de la pensée sur la parole et donc que la parole est avant tout le moyen par lequel la pensée peut se faire connaître, être communiquée.

La parole comme instrument de la pensée.

Puisque d’un point de vue logique, la pensée est la condition de possibilité du langage qui lui-même rend possible la parole, on peut soutenir qu’il existe une antériorité fondamentale de la pensée sur la parole : si pour parler, il faut penser, alors on peut dire qu’on pense d’abord pour parler ensuite et de telle sorte que la parole n’est qu’un moyen par lequel la pensée se communique. Et il semble en effet que pour pouvoir communiquer et donc exprimer une idée, quelque chose en général, il faut d’abord y penser, l’avoir à l’esprit et donc qu’on pense à ce qu’on va dire avant de le dire. C’est d’ailleurs ce que Descartes suggère puisqu’il dit qu’on ne parle vraiment qu’à propos de ce qui se présente, ce qui implique qu’on a pensé à ce qui se présente, à ce qu’on peut ou doit en dire pour ensuite le faire. Mais, c’est aussi l’idée qui est soutenue dans ces fameux vers :

" Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement Et les mots pour le dire arrivent aisément."

Boileau, L’art poétique, Chant I.

On distingue l’acte de concevoir, c’est-à-dire de penser à quelque chose, d’avoir une pensée, une idée de l’acte d’exprimer cette pensée dans des mots mais de telle sorte qu’on soutient que la clarté de la conception pure détermine l’aisance de l’expression de l’idée : une idée claire à l’esprit de celui qui l’a sera facile à exprimer, difficile à exprimer en revanche sera l’idée confuse, mal définie.

En somme parole et pensée sont extérieures l’une à l’autre et la parole est soumise à la pensée.

Cette thèse n’est pas sans portée : elle a de nombreux enjeux relatifs à la pensée et aux langues humaines.

- Si la pensée est antérieure à la parole, elle est indépendante d’elle, donc de la langue dans laquelle la parole se dit : l’antériorité de la pensée sur la parole implique une extériorité réciproque de la parole et de la pensée et donc une extériorité tout aussi réciproque entre la pensée et la langue dans laquelle on la dit. Mais dans ces conditions, on peut donc soutenir que la pensée comme est universelle, que la conception des idées est universelle puisqu’elle ne dépend en rien de la langue : une même idée doit se concevoir de la même manière partout dans la mesure où la langue n’entre en rien dans cette opération.

Cf : Descartes : Discours de la méthode, on peut avoir des idées claires et distinctes et parler une langue obscure, comme le bas breton nous dit-il. On peut aussi comme il le fait écrire le discours en français sans que cela ne change quelque chose à ce que l’on veut dire. Le choix de la langue est un choix qui concerne le destinataire et non les idées qu’on exprime. Il choisit le français non pas parce que cette langue lui permet de mieux dire ce qu’il pense, mais pour toucher un public plus large que celui de ceux qui savent le latin et qui ne sont pas bien disposé à son égard. En plus il a besoin d’argent, et ce ne sont pas les latinistes qui lui en donneront.

- Si la parole n’est qu’un moyen de communiquer des idées que l’on a sans elle ou avant elle, cela implique que les diverses langues ne sont finalement rien d’autre qu’essentiellement des moyens de communiquer nos pensées, des moyens de communication et non pas des moyens d’expression : si nous exprimons verbalement nos pensées, ce n’est pas une fin en soi, c’est parce qu’on ne peut les communiquer que si elles sont exprimées. De sorte que l’on peut parler des langues comme d’outils ou d’instruments de communication.

" Bien que métaphorique, la désignation d’une langue comme un outil ou un instrument attire très utilement l’attention sur ce qui distingue le langage de beaucoup d’autres institutions. La fonction essentielle de cet instrument qu’est une langue est celle de communication." Martinet, Eléments de linguistique générale.

La thèse selon laquelle la pensée précède et détermine la parole est donc solidaire de l’idée selon laquelle l’acte de concevoir est indépendant des langues, est extra-linguistique et de l’idée selon laquelle une langue est par essence destinée à la communication, donc qu’elle est un instrument, donc qu’elle est tournée vers le social. Cette thèse subordonne à cette fonction qu’est la communication l’autre fonction de la langue, de la parole et du langage qu’est l’expression de quelque chose.

Ce n’est pas tout : soutenir que la parole est l’instrument de la pensée, le moyen par lequel elle trouve à s’exprimer pour être communiquée, c’est soutenir qu’il existe une extériorité réciproque de la pensée et de la parole, donc que la pensée peut se passer des mots tandis que les mots peuvent être énoncés sans penser. A savoir : qu’on peut penser, c’est-à-dire avoir des idées, concevoir, se représenter quelque chose sans que cela ne passe par une verbalisation, mais aussi qu’on peut parler de telle sorte que la parole soit comme vide de pensée, la simple mise en forme verbale de la pensée, d’une pensée antérieure et extérieure à la parole. En somme, une pensée sans parole et une parole sans pensée.

Seulement, cette thèse n’est pas sans poser des problèmes : pensée jusqu’au bout, elle implique que l’acte de penser, de concevoir, d’enchaîner des idées, des les combiner est un acte muet ou silencieux puisque cela peut se faire en dehors des mots, avant de parler. Est-il possible de concevoir une idée, un concept, un raisonnement, un jugement sans parole ? N’observe-t-on pas au contraire que la pensée est, comme le dit Gusdorf, "bruissante de mots" ?

Peut-on donc, comme on le croit, mettre la pensée qui conçoit, qui combine, qui enchaîne, qui lie ou délie en dehors des mots ? Une pure pensée totalement dénuée de parole est-elle seulement possible ?

La pensée parle, est parlante.

Qu’est-ce que peut être une pensée "pure", sans parole, muette ? Une telle activité est-elle possible ? Et, si elle l’est, est-elle toute la pensée, la pensée en ce qu’elle a de plus éminent ou au contraire la pensée en ce qu’elle est le plus balbutiant ?

" C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous nous les différencions de notre intériorité, et par suite, nous les marquons d’une forme externe, mais d’une forme qui contient aussi de caractère de l’activité interne la plus haute. (...) Et, il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de plus haut, c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ; car en réalité, l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et ce qui ne devient clair que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie." Hegel, Philosophie de l’esprit.

Commentaire.

D’emblée, Hegel soutient que c’est dans les mots que nous pensons, qu’il n’y a donc pas d’extériorité entre pensée et parole ou plutôt entre l’acte de penser, d’avoir des idées et l’acte de parler, de faire de phrases. Ce qui signifie donc qu’on ne pense pas dans les images, les sensations ou les affects. Premier argument : la verbalisation de nos pensées en assure la réalité et permet d’en prendre conscience comme telles. Pour le montrer, Hegel fait deux distinctions superposées : entre l’intériorité et extériorité et entre subjectivité et objectivité. L’intériorité, associée à la subjectivité, c’est ce que serait une pure pensée sans mot, une activité psychique sans verbalisation, tandis que l’extériorité et l’objectivité sont les mots en ce qu’ils sont d’abord extérieurs à notre esprit (nous les apprenons) et objectifs en cela qu’ils s’imposent à nous comme tous les objets, ils sont donc étrangers à notre intériorité subjective. Toutefois, cette double distinction ne rend pas la pensée et la parole totalement distinctes : l’activité subjective et intime de notre esprit n’advient à elle-même, ne produit des formes déterminées, disons des idées claires ou même des idées tout court, qu’en prenant la forme externe et objective des mots. En dehors des mots, ma pensée n’est qu’un chaos sans contours, sans formes et en lequel rien ne se distingue du reste, ne se détache de manière stable, donc en lequel rien de ce qu’on appelle une idée n’est présent. Mais ce n’est pas tout : comme le dit Hegel, la verbalisation permet de prendre conscience de nos pensées, car en dehors de la verbalisation, je ne peux pas savoir à quoi je pense si toutefois je pense : comment pourrais apercevoir mes pensées si elles ne sont pas dites ? (Ce qui exclut des pensées inconscientes comme telles ... Une pensée qui n’a pas encore trouvé ses mots est inconsciente comme telle)

Admettons, mais on pourrait alors faire valoir que cette objectivation nécessaire de nos pensées ne peut que les trahir : une fois verbalisées, mes pensées risquent de ne plus être elles-mêmes, forcées d’emprunter une forme objective et externe en lesquelles elles ne sauraient se retrouver. L’objection ne vaut pas explique Hegel : puisque je n’ai pas encore vraiment une pensée avant de la dire, c’est-à-dire de l’avoir verbalisée, elle ne peut être trahie par cette verbalisation, elle ne peut au contraire qu’être révélée à elle-même et à moi-même par cette verbalisation ! Verbaliser n’est pas trahir ses pensées, c’est en faire des pensées au sens strict du terme. Voilà pourquoi l’ineffable, ce qui ne peut se dire et donc ce qui n’est pas verbalisé, ne vaut pas plus que l’idée verbalisée. A proprement parler, une idée ineffable est un non-sens : ou bien elle est une idée et comme telle elle ne peut qu’être dite ou bien elle n’est pas dite, et alors elle n’est pas une idée ou mieux, pas encore une idée.

Attention, Hegel ne nie pas l’existence d’une pensée qui ne se dit pas, mais il soutient qu’elle n’est qu’une pensée qui se cherche et non encore une pensée en acte. Il soutient donc qu’une pensée (et pas la pensée en général...) ne devient vraiment une pensée que si elle prend la forme de mots, une forme verbale. Hegel nie donc l’extériorité réciproque de la pensée et de la parole, mais il maintient toutefois un écart entre elles : nos pensées peuvent ne pas être verbalisées lorsqu’elles sont à l’état de fermentation. C’est déjà de la pensée, mais le plus bas degré de la pensée, de la pensée à l’état embryonnaire. Ce qui signifie que l’on va de la pensée aux mots, que le mouvement de la pensée qui pense la conduit à adopter une forme verbale, à se verbaliser. Les mots sont alors comme des formes dans lesquelles les pensées viendraient s’incarner.

On pourrait aussi formuler cette thèse en utilisant une autre distinction, plus commune : c’est lorsque l’écart entre ce qu’on voulait dire et ce qu’on a effectivement dit est le plus faible, qu’on pense vraiment. Il n’est donc pas possible, comme on le pensait, de distinguer réellement le fait de concevoir et celui d’énoncer ou d’exprimer. La conception ne peut se faire que par la verbalisation des pensées. La pensée n’est pas extérieure à la parole, elle n’est authentique que dans la parole. En somme, penser, c’est parler.

On trouve une thèse proche chez Saussure :

" Psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n’est qu’une masse amorphe et indistincte. Philosophes et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que, sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d’une façon claire et constante. Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n’est nécessairement délimité. Il n’y a pas d’idées préétablies, et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue." Saussure, Cours de linguistique générale.

Implication :

Lorsqu’on soutenait qu’il était possible de penser en dehors des mots, la parole et donc la langue dans laquelle on parle, était essentiellement destinée à communiquer des pensées et non à les exprimer. Cette fois qu’on soutient qu’il n’y a pas de pensées en dehors des mots qui les disent, c’est l’expression qui est la fonction privilégiée de la parole. Si nous parlons, ce n’est pas pour communiquer nos pensées, mais pour penser, pour former et prendre conscience de nos propres pensées. La preuve ? Si nous n’avions pas besoin de parler pour penser, si la parole ne servait qu’à communiquer nos pensées, pourquoi nous parlerions-nous en nous-mêmes ?

Mais ce n’est pas tout : on ne peut plus considérer les langues comme de simples véhicules, comme de simples moyens de communication. Une langue n’est pas seulement ce qui permet de communiquer ses pensées : c’est en elle et par elle que nous les formulons.

Ce qui signifie que la langue dans laquelle nous parlons n’est peut-être pas indifférente : si nos pensées n’existent que formulées sous une forme verbale, alors leur expression est tributaire des ressources offertes par la langue. Ce qui implique que nous devons nos pensées autant à la langue dans laquelle nous les exprimons qu’à nous-mêmes ! Nous ne pouvons avoir que les idées que la langue que nous parlons nous permet d’avoir compte tenu des ressources qu’elle offre. Nous ne sommes donc peut-être pas en mesure d’avoir toutes les idées que nous pourrions avoir dans une autre langue !

C’est pourquoi on peut soutenir que les langues contiennent des conceptions implicites du monde. C’est la thèse que Wilhelm von Humbold expose dans : De la diversité des structures de la parole humaine et de son influence sur le développement spirituel de l’espèce humaine, paru en 1929.

Chaque langue n’est pas qu’un moyen de communication : elle contient la représentation du monde du peuple qui la parle, plus exactement de l’esprit du peuple qui la parle. Chaque langue en effet est modelée par l’usage du peuple qui la parle. De cette manière, elle devient l’expression de leur manière de penser. En retour, elle forme et conditionne la pensée de ceux qui l’apprennent. De cette thèse, von Humbold tire cette conséquence qu’il existe une incommunicabilité foncière entre les peuples : on peut traduire les mots, mais pas la manière de penser qu’ils expriment et déterminent.

Et, même sans aller jusqu’à soutenir qu’une langue contient une conception implicite du monde,

Seulement, cette thèse selon laquelle penser, c’est parler ne va sans poser à son tour un problème : elle ne paraît pas suffisante en cela que s’il n’est pas possible de penser vraiment sans parler, sans verbaliser ses pensées, sans employer des mots, est-ce à dire qu’en retour les paroles, les mots, la verbalisation n’a aucun effet sur la pensée ? Il faut parler pour penser, mais ne faut-il pas aussi parler pour penser ? La parole ne suscite-t-elle pas à son tour la pensée ? Ainsi, lorsque je pense, je le fais avec des mots, mais il arrive que l’emploi de certains mots pour exprimer certaines choses m’invite à reprendre le cours de mes pensées parce qu’il exige par exemple d’être défini ou parce qu’il me fait penser à autre chose.

Il semble donc que s’il faut parler pour penser, la parole n’est pas sans effet sur la pensée, elle n’est pas que la mobilisation par la pensée de mots qui sont à notre disposition, elle peut à son tour provoquer la pensée. Il semble que si penser, c’est parler, symétriquement, parler, c’est penser.

Parole et pensée enchevêtrées.

S’en tenir à l’idée selon laquelle une pensée est nécessairement verbalisée pour être une pensée, que penser, c’est parler ne rend pas compte de la totalité des rapports entre la pensée et la parole dans la mesure où cette idée présente leurs rapports de manière unilatérale (de la pensée à l’expression de telle sorte que la pensée en acte, authentiquement pensée, est aussi la pensée dite) alors que les rapports entre elles semblent plus exactement bilatéraux : parler n’est pas sans faire penser, sans donner à penser, sans stimuler la pensée de telle sorte que la parole au lieu de seulement exprimer la pensée et l’accomplir comme pensée la stimule, la féconde.

“Il n’est pas (...) de pensée qui ne soit complètement pensée et qui ne demande à des mots les moyens d’être présente à elle-même. Pensée et parole s’escomptent l’une l’autre. Elles se substituent continuellement l’une à l’autre. Elles sont relais, stimulus l’une pour l’autre.” Merlau-Ponty, extrait de Signes, 1960.

Commentaire :

L’idée d’abord exprimée n’est pour nous pas nouvelle : une pensée n’est une pensée que si elle est dite, que si elle a trouvé ses mots. Encore que Merlau-Ponty parle de présence à soi de la pensée, ce qui signifie que les mots permettent à la pensée d’être aperçue comme telle. La suite apporte une idée nouvelle : la pensée n’advient à elle-même que dans les mots, mais l’inverse est également vrai. La parole renvoie à la pensée : elle la stimule, lui sert de relais de telle sorte qu’elles se remplacent l’une l’autre sans cesse.

Qu’est-ce que tout cela signifie ? Penser, c’est parler et parler, c’est penser. Parler et penser sont les deux faces d’une même chose : on ne peut les séparer sans les perdre l’une et l’autre. Une pensée sans parole n’est pas une pensé ou au mieux une pensée à l’état embryonnaire, une parole sans pensée n’est pas une parole, mais du bruit et du vent. Ces deux "choses" ne sont séparables que par l’esprit et non pas en elles-mêmes : elles ne sont pas l’une sans l’autre.

On pourrait recourir aux variations imaginaires de Husserl : on peut, par l’imagination, donner à la pensée divers contenus, on ne peut pas la penser comme telle en dehors de toute verbalisation, et, de même, une parole qui ne dirait pas une idée serait elle aussi sans consistance.

Implication : si parler, c’est penser, et penser c’est parler, alors cela a une conséquence remarquable : il arrive qu’on exige des autres qu’ils fassent des efforts afin de donner à leur pensée de la rigueur, afin qu’ils réfléchissent avec plus de soin. Cette demande est vaine puisqu’elle suppose qu’il serait possible de gagner en rigueur intellectuelle immédiatement par un effort spécifique dont on ne voit pas en quoi il consiste au juste. En réalité, compte tenu des rapports entre la pensée et la parole, leur identité même, la rigueur intellectuelle est directement fonction de la rigueur et de la clarté de l’expression linguistique de sa pensée. Ce qui signifie que celui qui voudrait devenir plus rigoureux n’a qu’à s’imposer deux règles : faire des phrases simples et choisir son vocabulaire avec soin... Tout le contraire de ce que soutient Boileau en somme. C’est ce qui est énoncé clairement qui se conçoit bien.
-  Que désignent les mots ?

On sait que la parole exprime les pensées, que parole et pensée sont comme les deux faces d’une même chose.

Il convient maintenant de s’interroger sur ce qui compose les paroles, à savoir les mots. Que désignent-ils ? A quoi renvoient-ils ? 1 ) Les signes linguistiques désignent-ils les choses ?

A première vue, les mots désignent les choses, indiquent les choses. Ils renvoient aux choses, ils sont en relation avec les choses réelles, comme des étiquettes collées sur elles.

Rq : Il faut remarquer que la question ne concerne que les noms communs, c’est-à-dire donc ni les noms propres qui désignent des êtres singuliers en tant que tels, ni les verbes (qui renvoient à une action ou un état. Encore qu’une action ou un état puisse être ici apparentés à une chose), ni les pronoms (qui renvoient à des être singuliers de sorte qu’il n’y a pas à se demander en ce qui les concerne s’ils renvoient à des choses puisque c’est évident), ni les adjectifs (qui ne renvoient pas du tout aux choses, mais aux qualités prêtées aux choses. Encore qu’on puisse tenir les qualités pour des choses pour peu qu’on les distingue ce que qu’elles déterminent).

On appelle nomenclaturisme cette conception des langues qui fait correspondre les choses aux mots employés dans une parole, un discours quelconque. On soutient ainsi que la langue et les choses sont inscrites dans un tableau ou sont mises en bijection : à chaque mot correspond quelque chose et inversement.

Mais ce n’est pas si simple qu’il y paraît : si les mots renvoient aux choses, à quelles choses au juste ?

Renvoient-ils à des choses singulières ? Le mot arbre sert-il à désigner tel arbre singulier, unique ? Non, le mot arbre désigne les arbres en général et non un arbre en particulier. Il n’y a que les noms propres qui désignent un être particulier, unique. Les mots ne désignent donc pas les choses dans leur singularité, mais des choses en général. Heureusement d’ailleurs, parce que sinon le lexique compterait autant de mots qu’il y a de choses ! On regroupe donc un certain nombre de choses sous le même nom, en leur collant la même étiquette. Ce qui signifie qu’on découpe le réel de telle sorte qu’on regroupe certaines choses ensemble sous la même désignation.

Soit. Seulement, comment opère-t-on les regroupements des choses sous le même nom ? Comment former les groupes de choses qui porteront le même nom ? Comment forme-t-on ces groupes de choses en général ? Quels critères servent pour établir les ensembles de choses qui portent toutes le même nom, qui correspondent toutes au même mot ? Comment institue-t-on la nomenclature ?

Rien n’est moins simple.

On s’en rend mieux compte encore lorsque avec Rousseau, dans le discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, on se pose ces questions du point de vue de l’institution des langues, de leur création. En fonction de quels critères a-t-on institué les mots, c’est-à-dire regroupés les choses sous la même dénomination ? En effet, si on se transporte dans le temps vers les premières communautés humaines, celles qui ont institué les premières langues, comme le fait, le problème du regroupement des choses sous une même dénomination apparaît très nettement.

“(...) pour ranger les êtres sous des dénominations communes et génériques, il en fallait connaître les propriétés et les différences ; il fallait des observations et des définitions, c’est-à-dire de l’histoire naturelle [physique et biologie] et de la métaphysique, beaucoup plus que les hommes de ce temps n’en pouvait avoir.” Rousseau.

Commentaire :

Les mots désignent non des choses singulières, mais des groupes de choses. Pour que le regroupement de différentes choses sous une seule et même dénomination soit pertinente, il faut que les choses regroupées soient proches, qu’elles aient des points communs, qu’elles soient identiques malgré les différences apparentes. Cela signifie que pour regrouper les choses sous une même dénomination, il faut bien les connaître, connaître leur essence, connaissance qu’il est difficile de prêter aux premiers hommes puisqu’on ne connaît toujours pas l’essence de toute chose parfaitement. On comprend donc que le regroupement des choses sous une même dénomination pose le problème de savoir comment les regrouper.

Ajoutons que cette institution des mots, de leur sens n’est en outre possible que si déjà l’on parle, ce qui est contradictoire puisqu’on ne peut pas à la fois parler et se mettre d’accord sur le sens des mots et on ne peut pas non plus ne pas parler pour se mettre d’accord sur quelque chose... C’est là un des problèmes relatifs à l’origine des langues que Rousseau met aussi en évidence.

Le nomenclaturisme soulève donc la question des critères qui servent à regrouper les choses pour les désigner, les nommer. Comment les mots correspondent-ils aux choses ? Correspondent-ils parfaitement aux choses ? Si la langue est une nomenclature, sur quels critères repose-t-elle ? Et, bien sûr, si elle est une nomenclature, elles une nomenclature réussie ?

C’est cette question qui est posée implicitement par Platon dans le Cratyle et explicitement par Bergson dans Le rire.

Le Cratyle. Le dialogue porte sur la question de la justesse des noms communs. Les mots sont-ils conformes aux choses qu’ils désignent et comment le sont-ils ? Comment les mots correspondent-ils aux choses qu’ils désignent ? Sans que cela soit formulé en ces termes, ce dialogue réfléchit donc sur la justesse de la nomenclature, sur la valeur de la mise en correspondance des mots et des choses.

Deux thèses s’opposent : celle de Cratyle et celle d’Hermogène.

- Cratyle soutient qu’il existe une conformité naturelle entre les mots et les choses, qu’ils correspondent aux choses de manière naturelle. A savoir : les mots sont comme des images qui imitent, reproduisent les choses qu’ils désignent. Ils sont l’image graphique ou sonore des choses.

- Hermogène soutient qu’il existe une conformité entre les mots et les choses, mais que cette conformité est conventionnelle et non naturelle. Les mots correspondent aux choses, mais sans que les mots ressemblent aux choses qu’ils servent à désigner. Ce sont les hommes qui décident d’associer tel mot avec telle chose et qui aurait établir une association différente.

Ils sont en désaccord sur la nature de la conformité, mais ils sont d’accord pour dire que les mots sont conformes aux choses, c’est-à-dire que les mots désignent les choses, correspondent aux choses et qu’ils leur correspondent de manière pertinente, judicieuse, c’est-à-dire de telle sorte que le découpage de la réalité en différents groupes de choses qui portent toutes le même nom est pertinent.

Ils demandent à Socrate de les départager. Ce que va faire Socrate, ce n’est pas prendre parti pour l’un ou l’autre, c’est attaquer l’idée qu’ils ont en commun, à savoir qu’il existe une conformité entre les mots et les choses, que les mots sont effectivement conformes aux choses.

Comment ? Socrate fait admettre à ses interlocuteurs qu’il faut distinguer les choses telles qu’elles nous apparaissent des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, indépendamment de nous, leur apparence pour nous et leur essence en elles-mêmes. Telles qu’elles nous apparaissent, les choses sont en devenir, relatives les unes aux autres et à notre manière de les percevoir. Telles qu’elles sont en elles-mêmes, les choses ne sont pas en devenir, ne sont par relatives les unes aux autres, ni relatives à nous. En elles-mêmes, les choses ne sont même pas sensibles, elles sont leur essence, c’est-à-dire une Idée ou Forme. Les choses en elles-mêmes sont des Idées, réelles quoiqu’invisibles.

A partir de cette distinction, Socrate va s’opposer à la fois à Cratyle et à Hermogène :

- Contre Cratyle, il soutient en accord avec Hermogène que le rapport entre les mots et les choses est conventionnel et non naturel. Il en veut pour preuve la diversité des langues. Mais il ajoute que si les mots étaient conformes aux choses, c’est-à-dire l’image fidèle des choses, ils ne seraient plus des mots mais des doubles de la chose. Donc, si les mots étaient conformes par nature aux choses, ce ne serait que par rapport à leur apparence et non par rapport à leur être, leur essence. D’ailleurs, les mots que Cratyle cite pour illustrer sa thèse en témoignent : ce sont des onomatopées (mot dont le son suggère le son émis par la chose qu’il dénomme).

- Contre Hermogène, il soutient que s’il est exact de dire que les mots sont conventionnels, il est faux de dire qu’ils sont conformes aux choses telles qu’elles sont. Socrate s’en prend donc à l’idée de conformité mot-chose : les mots ne sont pas conformes aux choses qu’ils désignent, mais aux apparences des choses qu’ils servent à désigner. Les mots ne désignent pas les choses telles qu’elles sont en réalité, mais ils désignent les choses telles qu’elles apparaissent.

Par exemple, on dira de telle chose qu’elle est grande. Mais c’est relativement à l’observateur ou à une autre chose qu’elle sera dite grande, en elle-même, elle n’est ni petite ni grande. La grandeur n’appartient pas à son essence, elle n’est qu’une apparence relative à quelque chose d’autre qu’elle-même.

Par exemple encore, comme le fait remarquer Descartes, on peut dire d’une pierre qu’elle est chaude, mais ce n’est qu’une apparence, la pierre n’est pas chaude en elle-même, elle a une température supérieure à celle de la surface du corps.

Autre exemple : eau, vapeur et glace : trois mots qui semblent désigner trois choses distinctes, mais qui en fait correspondent tous à la même chose sous trois apparences différentes, c’est-à-dire dans trois états différents. Trois apparences, mais la même essence, ici, la même composition chimique.

C’est pourquoi Socrate, après avoir reconnu le caractère conventionnel des mots, dénonce une mauvaise institution de la langue, c’est-à-dire un mauvais législateur en matière de mot : au lieu de faire correspondre l’essence des choses aux mots qu’on emploie, il leur a fait correspondre les apparences des choses. C’est pourquoi aussi il imagine un bon législateur en matière de langue, un être qui établirait entre les mots et les choses une réelle conformité.

Rq : Rousseau nous permet d’ailleurs de comprendre en quoi une mauvaise institution des langues est inévitable.

Par conséquent, Platon ou Socrate, en critiquant l’idée même de conformité entre les mots et les choses montre que si on comprend la langue comme nomenclature, cette nomenclature est mal faite : elle découpe le réel selon ses apparences et non selon l’essence des choses. Il ne conteste toutefois pas le nomenclaturisme, il dit qu’il est mal fait et rêve d’une nomenclature qui serait elle bien faite.

Une telle position est presque toujours celle à laquelle aboutit le nomenclaturisme : penser le nomenclaturisme, c’est le critiquer, c’est montrer ces insuffisances. Telle est aussi la position de Bergson qui est à la fois nomenclaturiste et critique de la langue.

Cf : texte de Bergson. Extrait du Rire.

" Pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car, les mots (à l’exception des noms propres) désignent tous des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience, avec les milles nuances fugitives et les milles résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leu aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement à d’autres forces ; et, fascinés par l’action, attirés par elle pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes." BERGSON. Le rire.

Commentaire :

Bergson est nomenclaturiste : les mots sont des étiquettes collées sur les choses. Les mots font écran entre les choses extérieures et nous et entre notre intériorité affective et nous-mêmes comme conscience. Parce qu’ils sont généraux, les mots occultent la singularité des choses extérieures ainsi que la singularité de nos états intérieurs. Si Platon reprochait aux mots de désigner les apparences au nom de l’être et de l’essence des choses, Bergson, à l’inverse, leur reproche de dissimuler les apparences dans ce qu’elles ont de plus singulier.

Par ailleurs, Bergson s’oppose aussi à Platon en ce que selon lui les critères qui servent à découper les choses et à les regrouper sont l’utilité et l’aspect banal, en rapport avec les besoins. Les mots en effet sont des étiquettes collées par nos besoins sur les choses : ce n’est qu’en fonction de leur utilité qu’ils sont dénommés.

Parce que les besoins, l’action et l’utile sont tout, les mots ne désignent que ce qui est lié à tout cela.

Rq : Ce que reproche donc Bergson aux mots, c’est d’être toujours plus gros que les choses, c’est-à-dire d’avoir une généralité qui occulte la singularité des choses, qui dissimule leur individualité. Au fond, il n’était même pas besoin d’expliquer que les mots sont liés au besoin, à la survie donc, pour comprendre que les mots dissimulent la singularité des choses, il suffisait de noter que les mots sont toujours généraux pour le comprendre. Ce qu’il reproche aux mots, c’est de ne pas être utiles à celui qui au lieu d’agir contemple les choses dans leurs singularités.

Conclusion  : dès lors que l’on se représente la langue comme une nomenclature ou un répertoire qui correspond aux choses, on est toujours conduit à critiquer la pertinence de la nomenclature à cause des critères qui servent au découpage du réel et au regroupement des choses sous un même nom (Platon) ou plus fondamentalement à soutenir que les mots parce qu’ils sont généraux, sont toujours plus grands que les choses, ils ne sauraient leur correspondre exactement (Bergson).

Qu’est-ce que signifie cette critique du nomenclaturisme ? Dans tous les cas, elle consiste à soutenir que les mots ne correspondent pas aux choses, soit à leur découpage et à leur regroupement objectifs, soit à leur singularité. Le découpage opéré par la langue ne coïncide pas avec celui du réel. Pour Platon, ces deux découpages se distinguent comme s’opposent l’être ou l’essence et l’apparence, pour Bergson, ils s’opposent comme le général s’oppose au singulier. Autrement dit, les deux critiques consistent à dénoncer le caractère subjectif de ce découpage : sous couvert de découper le réel et de regrouper les choses de même essence, on regroupe entre elles celles qui ont les mêmes apparences pour nous ou au lieu de les regrouper en fonction de ce qu’elles sont de manière singulière, on les regroupe en fonction de leur utilité pour nous. La nomenclature est subjective, et c’est pour cela qu’elle est mauvaise.

Mais qu’est-ce que cela signifie ? Si le découpage du réel est subjectif, cela ne veut-il pas dire que les mots au lieu de désigner les choses désignent les représentations subjectives que l’on a du réel ? Si la nomenclature est toujours ratée, c’est peut-être tout simplement parce que la langue n’est pas une nomenclature, que les mots ne désignent pas des choses, mais l’idée que l’on se fait des choses.

Le nomenclaturisme pensé jusqu’au bout conduit à sa réfutation : les mots ne désignent pas des choses, mais les idées des choses, la représentation que l’on se fait des choses. Ce qu’ils désignent n’est pas extérieur à nous, mais en nous : nos idées des choses, nos représentations.

2) Les mots désignent-ils des idées ?

Lorsqu’on prononce ou entend le mot arbre par exemple, à quoi pensons-nous ? A un arbre ? A des arbres ? Non, nous ne nous représentons pas les arbres sous la forme d’une image, nous n’imaginons pas un arbre ou des arbres, nous avons une représentation totalement abstraite de l’arbre, c’est-à-dire une absence d’image, de souvenir de perceptions, une idée plus ou moins confuse, mais une conception et non une image.

La fleur, c’est l’absente de tous les bouquets comme le dit Mallarmé.

Ce à quoi renvoient les mots pour nous, ce n’est ni aux choses, ni même à l’image de la chose, mais à une idée, une représentation abstraite en laquelle ne se trouve aucune image quelconque. Les mots ne renvoient pas aux choses, mais à l’idée générale plus ou moins nette que nous avons de la chose. En ce sens tous les mots sont abstraits.

Cf : texte de Rousseau extrait du discours sur l’inégalité.

" Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l’imagination s’en mêle, l’idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous tracer l’image d’un arbre en général, jamais vous n’en viendrez à bout, malgré vous il vous faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s’il dépendait de vous de n’y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée : sitôt que vous en figurez un dans votre esprit, c’est un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d’en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc parler pour avoir des idées générales ; car sitôt que l’imagination s’arrête, l’esprit ne marche plus qu’à l’aide du discours." Rousseau.

Commentaire.

- Idée générale et idée particulière : une idée générale est purement intellectuelle, c’est-à-dire abstraite, elle est conçue par l’esprit sans qu’il ne s’y mêle aucune image. Une idée particulière, c’est l’idée ou la représentation de quelque chose de particulier, à savoir l’image d’une chose car les images sont toujours images d’une chose singulière. Idée ne signifie donc rien d’autre ici que représentation de quelque chose en général.

- Esprit et imagination : l’esprit se représente les idées générales tandis que l’imagination se représente les idées singulières. L’imagination singularise et par conséquent est inapte à représenter une idée générale. On pourrait dire la même chose des perceptions : on ne perçoit que du singulier.

- Les idées générales ne se représentent que sous la forme de mots et non d’images parce que l’image est incapable de représenter le général tandis que les mots sont capables d’exprimer l’idée générale.

- Définition et idée : seule la définition, c’est-à-dire la verbalisation, donne une représentation d’une idée générale.

Les mots expriment des idées, des représentations abstraites ou générales des choses. Ce qui en nous renvoie aux choses, mais dans leur singularité, ce sont les images, oeuvres de l’imagination. Les mots eux renvoient aux représentations abstraites des choses. Les mots ne désignent pas des groupes de choses ou des genres de choses homogènes entre elles, mais des idées générales et abstraites qui sont les représentations que nous avons des choses. Entre les mots et les choses, il y a l’idée des choses, de sorte que ce à quoi renvoient les mots, ce sont aux idées des choses et non aux choses elles-mêmes.

Pour le dire autrement, les mots renvoient à leurs définitions et non à des choses directement. Lorsqu’on rencontre un mot dans un discours et qu’on se demande ce qu’il désigne, on se demande quel sens il a, c’est-à-dire quelle est sa définition. On pourra bien sûr pour mieux comprendre ce mot se représenter des cas particuliers, mais ce sera pour illustrer la définition : le mot ne désigne pas ce cas seulement.

Cette thèse peut être exposée autrement : soutenir que les mots désignent les choses, c’est soutenir que les mots représentent les choses, soit selon une conformité naturelle comme le soutient Cratyle, soit de manière conventionnelle comme le soutient Hermogène. Or, les mots ne représentent rien : ils expriment. Et entre représenter et exprimer, il y a cette différence qu’on représente quelque chose qui est absent, mais qui est de l’ordre du sensible ou du visible (ce qui est justement le cas des choses), tandis qu’exprimer quelque chose, c’est le rendre présent et sensible, susceptible d’êtreperçu alors que comme telle, la chose exprimée est d’un autre ordre, est purement abstraite, impossible à percevoir, à saisir par une perception, des sensations (ce qui est précisément le cas de nos idées des choses). Le nomenclaturisme se trompe sur la nature des mots et de la parole : les mots ne représentent rien parce que la parole, au lieu d’exposer des symboles ou des substituts, exprime quelque chose.

Contrairement donc à ce que soutient le nomenclaturisme, les mots ne désignent pas les choses, mais les idées que nous nous faisons des choses de telle sorte qu’entre les mots et les choses, il y a les idées que nous en avons. Ou, pour le dire autrement : on ne passe pas directement des mots aux choses, on passe des mots aux choses par l’intermédiaire nécessaire d’une idée des choses et de telle sorte que toute variation de l’idée que l’on se fait des choses modifie le nombre et la nature des choses correspondantes.

Rq : Cette thèse trouve une illustration dans ce qui se passe en nous lorsqu’une chose que nous rencontrons nous laisse perplexe, que nous ne savons pas à quoi on a affaire, ce qu’elle est et donc comment il faut l’appeler.

Si je soutiens que le mot fleur désigne les objets fleurs, cela implique qu’avec certaines plantes, je ne saurai pas quoi dire et que je ne pourrai retrouver la parole que si je fais le détour par l’idée de la fleur, c’est-à-dire par une définition qui me permettra de savoir si je peux ou non tenir telle plante pour une fleur. Mais, si je fais ce détour, c’est que le mot fleur désigne directement l’idée de fleur et indirectement les objets/fleurs.

En somme, il est inexact de dire que les mots désignent les choses : ils désignent les idées que l’on se fait des choses.

Cette thèse est finalement cohérente avec celle selon laquelle penser, c’est parler et parler, c’est penser. Si penser, c’est penser à quelque chose, avoir une idée ou une pensée, et si penser, c’est aussi parler, alors nécessairement les mots dont on se sert pour parler ne peuvent désigner que les pensées qu’on a et pas les choses.

Toutefois dire que les mots dont on se sert quand on parle désignent non pas les choses mais les idées qu’on se fait des choses, c’est dire quelque chose d’ambigu, voire d’inexact. Pourquoi ? Parce que dire que les mots expriment des idées, c’est dire que nos paroles qui se servent des mots expriment par eux des idées. Or, cela revient à restaurer une distance entre la pensée et la parole, une extériorité entre elles dont nous savons qu’elle n’existe puisque précisément parler, c’est penser et penser, c’est parler. C’est pourquoi, il est au moins maladroit de dire que les mots expriment ou désignent les idées qu’on a si par là on entend que nos idées se distinguent des mots dont on se sert pour les dire.

Du reste, cette remarque, qui n’est que suggérée par la nécessité de tenir des propos cohérents, trouve une illustration dans une expérience toute simple : si nous disons que les mots désignent non les choses, mais les idées que l’on se fait des choses, sous-entendant par là que l’idée est distincte des mots qui la disent, on peut remarquer qu’on n’aperçoit pas cette idée comme telle en nous-mêmes, qu’on n’a pas conscience d’une idée comme telle et distincte des mots qui l’expriment dans notre tête. Notre idée ne va pas au-delà de nos mots, elle est nos mots mêmes : confuse si notre expression est confuse, claire si les mots pour la dire sont clairs. Ce qui ne doit pas être une surprise au fond puisque cela confirme en fait que nous ne pensons qu’en parlant, que nous n’avons une idée que dans les mots que nous disons.

Notons que Rousseau n’est pas mis en cause ici : il ne dit pas que les mots désignent des idées et non des choses : il dit qu’on ne pense que dans les mots, qu’on a l’idée d’une chose qu’avec sa définition, c’est-à-dire avec une suite de mots et donc que cette idée ne se trouve pas du tout extérieure aux mots qui l’expriment. Ce qui est ici en cause, c’est l’expression selon laquelle les mots désignent des idées : cette expression est elle ambiguë en cela qu’elle suggère une distance entre les mots et les idées, suggestion et ambiguïté qui n’existe pas du tout dans le texte de Rousseau.

C’est pourquoi on ne peut pas s’en tenir simplement à l’idée selon laquelle les mots désignent les idées qu’on se fait de la réalité. Si la pensée et nos pensées ne sont pas à distinguer de nos paroles et donc de nos mots, alors il faut soutenir que les signes linguistiques ne désignent pas des idées, mais contiennent en eux-mêmes les idées qu’ils expriment.

3) L’idée ou le concept est immanent au signe.

Si on veut éviter de restaurer une distance entre les pensées et les paroles, nos idées et nos mots, il n’est pas d’autre solution que celle qui consiste à soutenir que les idées ne sont pas désignées par les mots, mais qu’elles sont en nos mots même. Il n’y a pas de pensée en dehors des mots qui la dise. Or, précisément, telle est la thèse soutenue par Saussure dans le Cours de linguistique générale.

Il y soutient en effet que : "Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique" ou encore que : "Le signe linguistique est donc une entité psychique à deux faces". Qu’est-ce que cela signifie ?

D’abord, on le voit, il s’oppose au nomenclaturisme en niant que les signes linguistiques désignent les choses comme telles. Ils unissent un concept, c’est-à-dire une idée, une pensée avec ce qu’il appelle une image acoustique. Qu’est-ce qu’une image acoustique ? Le mot image pourrait prêter à confusion parce qu’il ne s’agit pas tant d’une image que, comme le dit aussi Saussure, d’une empreinte. Une image ou empreinte psychique d’un son, c’est un mot non pas prononcé, phonétisé, mais tel qu’il existe dans notre tête lorsque nous pensons/parlons en silence.

De sorte que Saussure peut donc dire qu’un signe est composé de deux choses unies en lui : les sons muets qui sont dans notre tête et les idées qui leur sont associées.

Ce son muet, Saussure l’appelle aussi le signifiant (ce qui dans le signe signifie) tandis que le concept est aussi appelé signifié (ce qui dans le signe est signifié, l’idée donc).

Ainsi, un signe linguistique ou un mot comprend à la fois le son et l’idée, le signifié et le signifiant, l’image acoustique et le concept, précisément il est l’union de ces couples de choses.

Rq : Si on se souvient que les signes linguistiques sont dits arbitraires à la différence des autres types de signes que nous avons pu examiner, alors il faut préciser que c’est cette union entre le son et l’idée (en non bien sûr entre le mot et les choses) qui est dite arbitraire ou immotivée.

Mais si on soutient que les signes linguistiques unissent un signifié et un signifiant, l’empreinte psychique d’un son et un concept, que deviennent les choses ? Si elles ne sont pas désignées par les mots, quel est désormais le rapport entre eux et elles ?

Entre les mots et les choses, le rapport n’est qu’indirect : il passe par le concept ou l’idée, c’est-à-dire ce qui dans le signe s’appelle le signifié. Un concept, une idée ne peuvent être que l’idée ou le concept de quelque chose, d’un quelque chose d’extérieur à l’idée même ou en tout cas de différent de l’idée même. Puisque l’idée est idée de quelque chose, ce quelque chose, c’est précisément la chose qui correspond au signe, à laquelle exactement le signe fait référence. Saussure justement appelle réfèrent les choses qui "correspondent" aux signes.

De cette manière, on ne peut plus dire que les mots désignent des choses, mais on ne peut plus dire non plus qu’ils désignent des idées comme telles : ils sont à la fois ce qui est signifié et ce qui est signifiant. Ainsi n’y a-t-il aucune idée au-delà des mots qui servent à la dire. Seule cette thèse est cohérente avec l’idée selon laquelle penser, c’est parler et parler, c’est penser. Ce qu’on a à dire ne se distingue pas de ce que l’on dit en effet.

Ce qui pose un problème : s’il n’y a aucune idée en dehors des mots qui les disent, comment fait-on pour avoir l’idée de quelque chose ? Comment nous viennent nos idées ? Elles ne peuvent nous venir qu’avec les mots, qu’avec la rencontre avec des mots. On ne peut avoir que les idées que le lexique que nous possédons nous permet d’avoir.

Rq : Ce qui est lourd de conséquence : le développement intellectuel est du coup sous l’influence de l’acquisition d’un lexique et donc de l’environnement social, de "sa" langue propre. Mais, il y a plus : celui qui parvient à introduire de nouveaux mots ou de nouvelles formules dans le lexique d’un groupe social (par un effet de son autorité, de sa monopolisation des moyens de communication ou par une attente diffuse dans la population concernée...) parvient du coup à infléchir la manière de penser de chacun des individus. C’est du reste pour cette raison qu’aucune nouveauté linguistique n’est neutre, voire innocente : elle consacre et amplifie l’implantation de nouvelles manières de penser le réel. C’est tout particulièrement le cas dans la sphère politique et sociale.

Par ailleurs, la thèse selon laquelle les mots ne désignent ni les choses, ni les idées que nous nous faisons des choses, mais comprennent en eux un signifiant et un signifié, n’est pas sans avoir d’autres conséquences importantes. Si les signes linguistiques sont des entités psychiques à deux faces, cela signifie que le sens des mots n’est pas fixé par la pensée en dehors des mots puisqu’il n’y a pas de pensée en dehors des mots.

Alors comment les mots prennent-ils un sens si cela échappe aux décisions que nous pouvons prendre puisqu’on ne peut décidément pas penser en dehors des mots ? Si on ne peut pas soutenir qu’on a d’abord une idée puis qu’on l’associe à un mot de telle sorte que ce mot désigne désormais cette idée, puisque cela impliquerait que les mots se distinguent des idées, alors cela signifie qu’on ne peut pas vraiment décider du sens des mots puisque ce pouvoir de décision impliquerait une distance entre les mots et les idées la mise en relation ou en bijection délibérée des uns avec les autres. Mais comment soutenir que nous ne décidons pas du sens des mots puisque par ailleurs nous disons bien que le sens des mots est conventionnel, arbitraire et immotivé ?

A cette question, la linguistique apporte une réponse importante : le sens des mots ne dépend pas de nous comme tels, il est fixé par la langue elle-même comprise comme système de signes. Ce n’est pas bien sûr que la langue décide du sens des mots : elle détermine néanmoins ce sens par les relations qui existent entre les signes.

Parler en effet de la langue comme d’un système de signes (où les signes sont à la fois du son et du sens), c’est dire que les signes ne sont pas indépendants les uns des autres, qu’ils ne sont pas isolés les uns des autres, mais tous reliés de telle sorte qu’ils forment un tout où tout est en rapport avec tout et avec l’ensemble lui-même, exactement comme dans un corps biologique tous les éléments sont liés les uns aux autres de telle sorte que les modifications des uns ne sont pas sans effet sur tous les autres.

C’est ainsi que Saussure peut dire que le sens des mots n’est pas déterminé par nous, mais qu’il dépend du sens des autres mots de la langue.

"Dans la langue, il n’y a que des différences." Cela veut dire que le sens des mots est ce qui les différencie du sens des autres mots. Un mot a le sens que les autres n’ont pas, lui laissent avoir en quelque sorte. Le sens des mots est différentiel et non pas référentiel.

Ce qui signifie, pour prendre des exemples empruntés à Saussure, que deux mots proches l’un de l’autre, comme craindre et redouter ont des sens néanmoins distincts et non pas identiques : craindre exprime l’idée d’une peur dont l’objet est ou présent ou très probablement présent, alors que redouter exprime l’idée d’une peur dont l’objet n’est qu’éventuel.

Mais, Saussure ajoute : "craindre s’enrichira de tous le contenu de redouter, tant que redouter n’existera pas. Allons plus loin : chien désignera le loup tant que le mot loup n’existera pas."

- C ) La puissance expressive de la parole est-elle sans limite ?

L’ineffable.

Il est désormais acquis que les mots ne désignent ni les choses, ni des idées qui seraient extérieures aux mots mêmes, mais qu’ils désignent des idées qui ne sont rien en dehors des mots qu’on utilise pour les dire.

Maintenant, est-ce que cela implique qu’il est possible de tout dire ?

Attention : pas de malentendu : il ne s’agit pas de savoir s’il est socialement convenable, exigible ou prudent de dire tout ce que l’on pense. Il s’agit précisément de savoir s’il est possible de toujours dire ce qu’on pense, ce qu’on a en tête, à l’esprit.

Spontanément, on pourrait dire que ce n’est pas toujours possible puisque nous avons tous fait l’expérience de l’ineffable, de l’indicible, de cette impossibilité de dire ce qu’on a à l’esprit.

Seulement, cette impossibilité éprouvée n’est pas une impossibilité prouvée : ce n’est pas parce qu’on n’a pas trouvé les mots pour dire quelque chose que ce n’était pas possible absolument parlant. Qu’on ait été incapable de dire quelque chose ne signifie pas nécessairement qu’il était absolument impossible de le faire ! En outre, on pourrait renverser l’interprétation qu’on donne de cette impossibilité : au lieu de soutenir qu’on n’a pas pu dire ce que l’on pensait, on pourrait dire que c’est parce qu’on n’avait en réalité rien à dire qu’on n’a pu le dire...

On l’a compris, il s’agit de savoir quelles sont les causes qu’on peut trouver pour expliquer ce phénomène, cette expérience, et à partir de là, de savoir si ces causes permettent de dire qu’il existe en effet des choses qu’on ne peut pas dire ou si cette expérience n’est en réalité qu’un malentendu.

Et, pour commencer, à quelle cause pourrait-on songer pour s’expliquer cette impossibilité de dire ce que l’on pense, sinon au locuteur lui-même et à ses déficiences expressives.

Le manque de compétence linguistique du locuteur.

C’est le sujet qui est en cause dans l’ineffable.

Dire qu’il y a des choses qu’on ne peut pas exprimer, c’est d’abord dire qu’il y a des choses que certaines personnes déclarent ne pas pouvoir exprimer : "Je ne sais pas comment dire, je ne sais pas bien parler, je ne trouve pas les mots, je n’arrive pas vraiment à dire ce que je veux dire..." Mais cette impossibilité pour une personne n’implique pas nécessairement que ce serait impossible à tous. La compétence linguistique d’une personne, c’est-à-dire sa maîtrise globale de l’expression orale ou écrite en tant qu’elle permet de s’exprimer à la fois dans le respect des règles en usage et avec rigueur, détermine sans doute ce qu’elle est capable d’exprimer avec aisance, mais on ne peut conclure à l’impossibilité de dire quelque chose sous prétexte qu’une personne n’avait pas une compétence linguistique suffisante.

Il faut distinguer l’impossibilité de fait et l’impossibilité en droit de l’expression de quelque chose. C’est d’autant plus vrai que par-delà les ressources offertes par la langue, il est possible de concevoir des formes d’expression linguistiques qui parviennent à dire et exprimer plus que ce que la langue semble permettre. On appelle éloquence cette aptitude qu’on certains de dire beaucoup avec peu, de solliciter toutes les ressources de la langue et des tournures de la langue afin de dire clairement et de manière suggestive beaucoup, clairement et brièvement. On peut dire par exemple que bien des écrivains français du 18 ième siècle, notamment Voltaire et Rousseau avaient une éloquence supérieure.

Mais, en outre, lorsque l’expression ordinaire n’y suffit pas, on peut encore compter sur les ressources expressives de la poésie par exemple pour repousser encore les limites de ce qui paraît être impossible à dire.

En somme : que certains individus aient du mal à dire ce qu’ils pensent parce qu’ils manquent de vocabulaire, de l’habitude de parler, d’éloquence, cela ne signifie pas pour autant que ce qu’ils ne peuvent pas dire, un autre ne parviendrait pas à le faire.

Ce n’est donc pas du côté du sujet qu’il faut chercher et trouver une explication valable pour ce phénomène : cette explication permet sans doute de comprendre que pour telle ou telle personne, l’expression de certaines choses soit difficile, mais elle ne permet pas du tout de soutenir que comme telles ces choses sont impossibles à dire.

C’est ailleurs qu’il faut chercher une explication qui ne mette pas le sujet en cause. Or, dans quelles circonstances l’expérience de l’indicible se produit-elle le plus souvent ? N’est-ce pas lorsqu’il s’agit de décrire quelque chose, soit d’interne comme un sentiment, une impression ou d’externe, comme un objet par exemple ?

Ce qui nous fournit une piste : c’est peut-être du côté des objets qu’il faut chercher une explication et non du côté des sujets.

Des choses indescriptibles.

Ce sont les objets et la langue qui sont en cause dans l’ineffable.

Les mots ne nous manquent jamais tant que lorsqu’il s’agit de décrire quelque chose qui se trouve en nous ou en dehors de nous. Cela semble indiquer que l’ineffable serait causé par les objets : certains objets seraient impossibles à décrire ou difficile à décrire. Mais lesquels et pourquoi ceux-là ?

On peut dire qu’il s’agit de tous les objets qui, soit sont en nous soit en dehors de nous, que nous percevons ou apercevons ou ressentons et qui présentent cette caractéristique d’être très riches en déterminations diverses.

Il est par exemple très difficile de rendre avec précision toutes les nuances du bleu d’un ciel : ces nuances sont à la fois trop peu différenciées pour être distinguées les unes des autres dans une parole et en même temps aussi trop nombreuses pour être toutes dites.

Mais cette explication est au fond la même que celle qui consiste à incriminer la langue : "Il n’y a pas de mot pour dire cela", dit-on parfois. En effet, dire que le réel est trop riche en détermination, c’est comme dire que la langue est trop pauvre en mot, a un lexique trop réduit pour dire tout. S’il existe des choses indescriptibles, c’est soit parce qu’elles sont trop riches en déterminations, soit parce qu’il n’existe pas assez de mots pour les dire toutes, mais ces deux explications, par le trop ou le pas assez, reviennent finalement au même : ce sont deux points de vue sur la même chose. Mettre en cause les choses, c’est comme mettre en cause la langue dans la mesure où les choses ne seraient pas en cause précisément si les mots que la langue met à notre disposition nous permettaient de dire toutes les choses. A l’inverse donc, dire que ce sont les choses qui sont ineffables parce qu’indescriptibles, cela revient à dire que ce sont les langues qui ne nous offrent pas les ressources lexicales nécessaires à l’expression de toute chose.

Seulement cette double thèse n’est pas cohérente avec celle que nous avons soutenue plus haut : dire que ce sont les objets qui comme tels sont impossibles à décrire, à dire, c’est implicitement restaurer le nomenclaturisme, la thèse selon laquelle les mots désignent les choses, alors qu’ils expriment les idées que nous avons à propos des choses.

En effet, dire qu’on ne peut pas décrire certains objets parce que leurs déterminations sont trop pauvres ou trop riches, c’est dire qu’on n’a pas les mots qui correspondent à chacune des déterminations qu’on perçoit ou ressent, mais précisément, c’est la thèse nomenclaturiste qu’on a réfuté !

Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’on ne peut pas expliquer cette impossibilité de dire par les déterminations des objets pas plus finalement que par la langue elle-même, puisque ces deux explications sont solidaires en cela qu’elles reposent toutes les deux sur une conception nomenclaturiste de la langue. On retrouve ici la thèse de Bergson sur la langue : elle est une nomenclature qui met en relation les mots avec des choses sous leur aspect commun et banal et non pas singulier. La singularité des choses nous est cachée par la généralité des mots. C’est pourquoi les mots feraient écran entre nous et les choses de telle sorte qu’à moins d’être poète, on ne peut pas dire tout ce qui se passe en nous, toutes les richesses et les nuances vécues qu’à l’occasion nous apercevons en nous.

Seulement, cette thèse ne tient pas parce que la langue n’est pas une nomenclature, parce que les mots ne désignent pas les choses, mais les idées que nous avons d’elles. Les mots ne représentent pas les choses, ils expriment nos idées, nos représentations, ils sont nos idées mêmes.

Mais réfuter cette seconde explication de l’indicible est fâcheux : s’il faut écarter le sujet, les objets et la langue comme causes ou comme explication de cette expérience pourtant vécue de l’indicible, on la rend tout à fait mystérieuse puisqu’il n’y a pas d’autres possibilités à envisager que celles là ! Nous avons un fait qu’on ne peut pas expliquer comme tel, sinon de manière partielle en invoquant la faiblesse ponctuelle de la compétence linguistique de ceux qui font l’expérience de l’impossibilité de dire quelque chose.

A moins qu’au contraire, en se rappelant que les mots désignent non des choses, mais des idées, que parler, c’est penser et inversement, on n’ait en réalité donner une explication de cette expérience, mais sans s’en être rendu compte encore...

Tout peut être dit sauf ce qui ne peut pas l’être...

Les termes du problème sont simples : il apparaît qu’on ne peut pas expliquer cette expérience de l’indicible en invoquant les déterminations des objets ou la langue elle-même qu’on parle parce que les mots et nos paroles ne renvoient pas aux choses, mais à nos idées qu’ils expriment.

Mais si les mots expriment nos pensées et que penser c’est parler autant que parler, c’est penser, alors cela signifie que celui qui ne trouve pas ces mots, qui ne parvient pas à s’exprimer, à dire ce qu’il pense, en réalité ne pense pas ! S’il pensait, il ne pourrait pas ne pas parler puisque penser, c’est parler, penser à quelque chose, c’est le dire ou se le dire.

Qu’est-ce à dire qu’il ne pense pas, qu’il n’a pas de pensée ? Cela peut signifier deux choses différentes :

- Il n’a pas une pensée, une idée, mais sa pensée est comme le dit Hegel à l’état de fermentation, état dans lequel la pensée n’a pas encore trouvé ses mots. Si tel est le cas, il est alors évident qu’on ne peut pas la dire : elle n’est pas encore tout à fait une pensée.

- Il n’a pas une pensée, une idée, mais quelque chose à l’esprit qu’on peut parfois mais à tort prendre pour une pensée : une émotion, un sentiment, une perception, une image. Mais ce ne sont pas des pensées au sens strict, ce sont des affects ou des perceptions. Or, précisément : puisque ce ne sont pas des pensées ou des idées, rien n’indique qu’on puisse les dire comme tels.

Mais, au fond, n’est-ce pas justement ce que l’on constate en nous lorsque nous disons ne pas pouvoir dire quelque chose ? Qu’est-ce que ne pas trouver ses mots sinon avoir des pensées confuses, c’est-à-dire autre chose qu’une pensée, si avoir une pensée, c’est penser à quelque chose dans des mots ? dire qu’on ne sait pas comment dire quelque chose, n’est-ce pas en réalité avouer qu’on ne sait pas au juste ce qu’on veut dire ? Qu’on n’a rien à dire à proprement parler ?

L’expérience de l’ineffable, qui est bien réelle, n’est pas une impossibilité regrettable et inexplicable de dire quelque chose, elle n’est qu’un malentendu : ce qu’on ne peut pas exprimer, on ne le peut pas parce que comme tel ce qu’on voudrait exprimer n’est pas exprimable et donc on ne devrait pas vouloir le faire. Vouloir décrire une chose sans s’en faire une idée verbalisée, c’est cela qui est impossible, mais non pas de la décrire pour peu qu’on s’efforce de la concevoir. C’est lorsqu’on croit pouvoir passer directement des choses perçues ou aperçues aux mots, qu’on se heurte à l’impossibilité de dire, mais ce passage n’existe pas de manière immédiate. C’est lorsqu’on envisage l’expression comme une traduction des choses perçues ou aperçues dans les mots qu’on peut se heurter à cette impossibilité de dire. Qu’est-ce que cela signifie ? Que ce qu’on ne peut pas dire, c’est ce dont on n’a pas d’idée : une idée est toujours exprimable, puisqu’elle n’est que dans les mots qui la disent.

Rq : Voilà pourquoi être capable de verbaliser ses affects, de passer du ressenti au dit constitue aussi un passage du vécu au conçu, voire de l’inaperçu (inconscient...) à l’aperçu, au devenu conscient. Voilà pourquoi donc la verbalisation est tenue pour si importante par les psychologues. Verbaliser, c’est prendre conscience et dès lors être en mesure de comprendre et de raisonner ce qui jusque là n’était que de l’ordre de l’affect. Celui qui ne parvient pas à verbaliser ses affects risque de parler une langue qu’il ne comprend pas et dont il souffre : celle des symptômes...

DEVILLERS Jean-François.

ps: Merci Evelyne !

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